ENTRETIEN. Les solutions de deux économistes pour faire face à la crise et relancer l’économie nationale

ministère des finances

Nour Meddahi et Raouf Boucekkine sont Professeurs d’Economie, respectivement à Toulouse School of Economics et Aix Marseille School of Economics. Dans une note cosignée par les deux économistes, datée du 15 janvier et reprise par TSA, les deux économistes proposent une série de mesures pour faire face à la chute des prix du pétrole. Dans un entretien accordé à TSA, les deux économistes reviennent sur les enjeux du moment autour de l’économie nationale.

Lien vers le document intégral : gremaq.univtlse1.fr/perso/meddahi/BMVersion Finale15janv2015.pdf

Avez-vous chiffré vos mesures dans le détail ?

 Il est difficile de chiffrer rigoureusement les mesures que nous proposons car nous manquons cruellement de données. Par exemple, nous n’avons pas accès aux données individuelles de l’enquête de consommation des ménages de l’ONS. A notre connaissance, aucun chercheur n’a obtenu ces données, on se demande pourquoi ! Ceci dit, quelques évaluations partielles restent possibles. Par exemple, nous avons mesuré l’impact d’une augmentation de 10 dinars du prix de l’essence : une inflation de près 1 %, des recettes de l’ordre du milliard de $ pour l’Etat et probablement moins de carburant capté par la contrebande, quantité que nous ne pouvons quantifier faute de données.

Concrètement, comment les mettre en place sans provoquer un grand choc social ?

Nous n’avons jamais évoqué un plan de coupe brutal de toutes les subventions dans notre note. Nous avons, au contraire, ciblé quelques subventions qui ont le défaut d’être fortement inégalitaires et avons pris soin de réclamer des baisses graduelles de ces subventions pour bien en capturer les effets de court terme chemin faisant. Nous sommes des citoyens algériens bien conscients des réalités du pays, et pas des experts anglo-saxons du FMI. Le peuple algérien est assez mûr pour percevoir la gravité de la situation actuelle et la nécessité d’ajustements à supporter dans le court terme pour le bien-être des générations futures.

Dès lors, nous comprenons d’autant moins les atermoiements de l’Exécutif et sa faillite dans une de ses missions premières, la pédagogie. Pourtant, le problème est simple : si le prix du baril se maintient en moyenne à 60 dollars pour l’année 2015 (ce qui est peut-être optimiste), nous aurons une baisse de 20 milliards de dollars de recettes fiscales pétrolières et une baisse d’au moins 30 milliards de dollars du PIB. Si rien n’est fait, le gouvernement va puiser ces 20 milliards dans le FRR. Le Gouvernement peut refaire l’opération en 2016 et 2017.

Et après ? Ce sera l’endettement externe et le FMI se fera alors un plaisir de nous administrer une de ces cures dont il a le secret, avec une casse sociale pour le coup, dévastatrice. Il faut éviter ce scenario, et lancer dès maintenant un plan de réduction graduelle des dépenses. Notre note évoque quelques pistes comme la dévaluation du dinar, un plan de baisse ciblée des importations et des subventions. A titre d’exemple, nous recommandons d’augmenter immédiatement le prix de l’essence de 10 DA et d’en évaluer les effets réels d’ici quelques mois avant de décider de plans plus pérennes.

Ceci permettra d’éviter le grand choc (anti)-social surtout s’il est accompagné de mesures symboliques comme la baisse du train de vie de l’Etat et d’actions volontaristes de grande ampleur contre la contrebande.

Au vu de la faiblesse de la production nationale, ces mesures profiteraient-elles réellement aux entreprises algériennes, sans créer de pénuries?

Les mesures de court terme que nous préconisons ont pour objectif de diminuer les dépenses de l’Etat, de freiner les importations, de préserver les réserves de changes et d’augmenter l’épargne. Bien sûr la production nationale ne peut pas prendre immédiatement le relais de la baisse des importations de nombre de biens. C’est là que le ciblage intervient. Il est double : d’une part, ne pas pénaliser les biens de première nécessité, et d’autre part, privilégier l’importation de biens à haute teneur technologique pour la remise à niveau de nos entreprises et augmenter leurs capacités de production à terme. Il est temps de s’y atteler d’urgence.

Vous proposez des importations sélectives. Comment le faire sans être en contradiction avec les engagements internationaux de l’Algérie, notamment l’accord avec le FMI (Article 8)?

Les engagements internationaux de l’Algérie n’empêchent pas de faire un contingentement tarifaire, c’est-à-dire appliquer des tarifs douaniers en fonction des quantités globales importées, le Canada le fait pour l’agriculture. Ces engagements n’empêchent pas d’appliquer une TVA différente selon le produit importé, la Tunisie le fait pour les climatiseurs. Un pays peut décider d’arrêter d’importer ou d’exporter un produit. Les Etats-Unis ont toute une batterie de mesures d’interdiction d’importation et d’exportation. Enfin, n’oublions pas que le Gouvernement doit d’abord penser à protéger l’économie nationale et que les accords avec le FMI permettent de prendre des mesures exceptionnelles dans des situations de crise.

La BCE fait tourner « la planche à billets ». Cela risque-t-il de générer de l’inflation importée et donc de compliquer la mise en œuvre de vos mesures?

L’inflation européenne devrait rester très basse pendant au moins une année. C’est le cas aussi de l’inflation mondiale. Cette fenêtre d’un an ou un peu plus où l’inflation importée sera très faible est une vraie opportunité pour déprécier le dinar et baisser certaines subventions. L’inflation totale sera limitée uniquement à l’inflation endogène.

Vous proposez de déprécier le dinar. Notre monnaie n’est-elle pas déjà assez faible ?

La question qu’on doit se poser n’est pas si le dinar n’est pas déjà faible mais qu’elle est sa valeur d’équilibre actuellement. Nous avons une économie dépendante du pétrole (et de son prix). La valeur d’équilibre du dinar en dépend donc lourdement. Depuis fin juin, le prix du pétrole a été divisé par un facteur supérieur à 2. Sur une année pleine, cette baisse implique une baisse du PIB de 15%. Le dinar a baissé de 11% par rapport au dollar.

Au même moment, la couronne norvégienne et le rouble russe, qui sont librement côtés sur les marchés, ont perdu 21% et plus de 50% respectivement. Et pourtant, l’économie norvégienne est beaucoup plus diversifiée que l’économie nationale. La valeur du dinar doit baisser beaucoup plus que 11%. Nous avons recommandé une baisse de 10% par rapport au dollar pour rapprocher la baisse du dinar de celle de la couronne norvégienne.

Vous êtes opposés à la convertibilité du dinar, pourtant beaucoup pensent que c’est une solution pour mettre fin au change parallèle. Pourquoi êtes-vous contre?

Non, le change parallèle n’est pas dû à la non-convertibilité du dinar. Plusieurs pays ont une monnaie non-convertible sans pour autant avoir un marché parallèle. C’est le cas de nos voisins marocains et tunisiens. Le Maroc et la Tunisie permettent une allocation touristique de près de 3000 euros et un transfert mensuel de près de 1000 euros pour financer les études à l’étranger.

Implémenter des procédures similaires en Algérie permettrait de lutter contre le change parallèle et aussi la surfacturation des importations. Il faut le faire même si les rentrées de devises sont en forte baisse. Concernant la convertibilité du dinar, nous sommes contre car ceci amènerait à la fuite des capitaux, surtout en temps de crise. Regardez ce qui se passe en Russie actuellement. L’Espagne et la Grèce ont aussi connu une grande fuite des capitaux lors de la crise des dettes souveraines.

L’Algérie s’apprête à finaliser le rachat de Djezzy après avoir racheté Arcelor Mittal. Cette stratégie est-elle la bonne ?

Comme principe de base, les gouvernements ne devraient intervenir qu’en cas de défaillance des marchés. A cette aune-là, on peut se poser des questions sur l’action du Gouvernement dans les deux dossiers que vous soulevez, plus sur son efficacité économique que sur sa légitimité d’ailleurs. Dans le cas d’Arcelor Mittal, l’Etat aurait pu laisser, voire aider Cevital à trouver un accord avec Arcelor Mittal et consacrer l’argent public dégagé à d’autres fins.

Faut-il laisser les entreprises algériennes investir à l’étranger ? 

La Banque d’Algérie vient de fixer de nouvelles règles, attendons d’en voir les résultats. Il faut espérer que le nouveau cadre légal, tout en bloquant toute forme de fuite de capitaux, sera en pratique massivement favorable aux investissements nationaux à l’étranger quand ils sont porteurs d’un plan de transfert technologique vers notre pays. Ce butin technologique précieux que les entreprises nationales n’ont pu acquérir pleinement grâce aux échanges commerciaux et aux investissements directs étrangers, elles pourraient paradoxalement se l’approprier en allant elles-mêmes plus au Nord, en Europe par exemple.


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