La chronique de Benchicou : H’mida… 3. Le jour où Saïd Bouteflika vint au Matin

« De mon point de vue, le journal Algérie News ne semblait plus un support viable en termes de marketing pour l’annonceur. L’ANEP a ses critères et donne la publicité en fonction de son plan média.» C’est avec une de ces formules aussi creuses que savantes, de celles qui  n’éclairent en rien le débat, mais qui ont cette magie d’y mettre fin,  que le nouveau ministre de la communication a annoncé l’exclusion de H’mida Laayachi de la liste des bénéficiaires du pizzo. Le pizzo, pour ceux qui ont sauté les deux précédentes parties, est cet argent extorqué par la mafia aux entreprises et aux commerçants et dont la finalité est de rémunérer les membres de la famiglia.

Dans le petit monde de la presse algérienne, le pizzo est réparti sous forme de publicité étatique [ gérée par l’ANEP] entre la presse légionnaire et celle dont on veut monnayer le silence. La chose peut aller jusqu’à prendre des formes mafieuses insoupçonnables, impliquant des complicités au plus haut niveau ! Des titres sont ainsi créés pour juste recevoir de la publicité étatique et leurs propriétaires ne se donnent même pas la peine de les sortir de l’imprimerie pour les mettre en kiosque ! Le directeur de la SIA, interrogé à ce sujet par les journalistes de TSA, confirme : « Oui, ça existe mais ça ne fait pas partie de mes prérogatives. Ce n’est pas mon problème. Et je ne peux pas connaitre leur nombre. » Cela regarde qui, alors ? Que fait le département de M. Grine ? La presse servant de contrebande, de sombres individus, parmi lesquels figureraient probablement des responsables à des échelons élevés, qui se livrent à des détournements de fonds publics sans que la justice ne s’en mêle et sans que le ministère de l’information, qui se dit pourtant très sourcilleux quand il s’agit de deniers publics, ne s’en inquiète ! Mais le nouveau ministre est instruit par Bouteflika de décisions plus importantes : apprivoiser la presse à l’approche de la rentrée et des perturbations sociales attendues ! Avec Hamid Grine, chacun est averti : pour rester « un support viable en termes de marketing pour l’annonceur » et répondre aux « critères » de  l’ANEP et à son « plan média.», il faut toujours garder à l’esprit que le harem est un univers clos où les créatures sont propriété du sultan. C’est ce que n’avait pas saisi H’mida. Du coup, il n’entre plus dans le plan média de l’ANEP ni même dans celui de la SIA ! Le pizzo, c’est fini ! L’avertissement est valable pour les autres ! Dans sa toute première intervention publique,  Hamid Grine tape sur la table :   «Je ne comprends pas comment un journal insultant une personnalité publique ne soit pas saigné à blanc, comme cela se fait dans d’autres pays ». Le message, arrogant, est clair : le pouvoir possède les moyens de votre prospérité et ceux de votre faillite. Il y a dix ans, jamais un ministre n’aurait apostrophé de la sorte la presse. Aujourd’hui, elle n’irrite plus personne

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Il y a encore dix ans, la presse algérienne était crainte ou courtisée, haïe ou admirée, vitupérée ou enguirlandée, mais jamais ignorée.  Ses enquêtes étaient redoutées, ses éditoriaux analysés, ses directeurs consultés…De Chadli à Zéroual, en passant par Boudiaf ou Ali Kafi, pas un président qui ne la reçoive régulièrement, qui ne l’écoute. Militaires et civils la traitaient avec respect. Hamrouche , Ghozali et même Abdeselam ou Ouyahia ouvraient les dossiers en cours devant elle. Elle était au centre du débat politique en Algérie et, au plus haut rang, on tremblait devant ses révélations. Les hommes les plus puissants, du général Beloucif au général Betchine, s’étaient heurtés à elle. Nous étions régulièrement suspendus, et pour de longues périodes, mais nous faisions bloc autour de principes minimaux : la liberté d’écrire, le droit d’enquêter sur toutes les affaires qui touchaient à la nation… Pas une affaire de corruption qui échappait à la presse algérienne. On préférait l’avoir de son côté. Elle était actrice d’une Algérie qui bougeait. Ce fut ainsi que le général Nezzar, un jour de septembre 1998, m’appela, mortifié, pour me dire : « Alors, on va laisser faire ? » Il parlait de la probable candidature de Bouteflika pour succéder à Zéroual. « Ce serait la catastrophe. L’Algérie mérite mieux que ça, avait-il continué sur le même ton révolté. Je vais réagir dans ton journal… » Le lendemain parut dans Le Matin le fameux communiqué décrivant Bouteflika  comme une « marionnette roulant dans le burnous de Boumediène » et qui allait soulever une terrible controverse. Dans l’après-midi, le journal reçut par fax un texte extrêmement violent intitulé « Réponse au général Nezzar » et signé Abdelaziz Bouteflika. Avant de le publier, je voulus m’assurer de la véracité de la signature, et j’ai laissé un message sur le répondeur du futur président, à son domicile algérois, le priant de confirmer ou de démentir la paternité du texte. Une heure plus tard, déboula au siège du journal le jeune frère Saïd Bouteflika, prévenant, avec un sourire embarrassé : « Je viens de la part d’Abdelaziz, me dit-il, qui vous transmet ses amitiés et vous dit qu’il n’a rien à voir avec cette lettre, que ce n’est pas sa nature de polémiquer. Il m’a chargé de vous faire part de sa gratitude pour la peine que vous avez prise en l’appelant et souhaite longue vie à la presse algérienne… » Cinq ans plus tard, Bouteflika mettait à mort Le Matin.

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Aujourd’hui, dix ans après la disparition du Matin, la presse algérienne n’a plus d’influence. Un patient processus de dévirilisation en a fait une entité sans âme, sans repères. Sans voix ! Du reste, il n’y a plus de presse, plus de corporation ; seulement un conglomérat d’entreprises de presse unies par le devoir de la rentabilité et les charmes des dividendes. Durant les dix dernières années, elle aura accompagné de son silence les plus scandaleuses affaires de corruption sans avoir le cran de dénoncer le partenariat assassin avec la pègre pétrolière internationale qui aura donné la loi sur les hydrocarbures [autorisait un pillage en règle du sous-sol algérien par les majors anglo-saxons moyennant quelques dividendes accordés à leurs amis algériens], les actes de prédation symbolisés par l’affaire Saipem et, aujourd’hui, le scandale du gaz de schiste… Elle s’est laissé prendre par  le piège du pouvoir, le piège de l’argent, le piège de la compromission. Terrorisée par la mésaventure du  Matin qui, pour avoir fait état des premières prévarications de Chakib Khelil,  des forfaitures d’Orascom sur le dos de l’économie nationale, venait, il est vrai, d’être décapité et son directeur emprisonné, elle s’était laissée aller à un comportement peu honorable, mettant la même rage à se démarquer du Matin qu’à se rapprocher du pouvoir qui, bien entendu, n’attendait que cela. Bouteflika a alors enfermé la presse dans la logique rentière. A peine six mois après la décapitation du Matin, le nouveau ministre de la Communication, A. Djiar, que nous appellerons Monsieur D., prenait langue avec les dirigeants de la presse libre. Un homme charmant, Monsieur D. raconte-t-on, comme il en existe tant parmi les conseillers des régimes totalitaires. Il a une mission capitale : détourner la presse de son terreau social et l’asservir au pouvoir.

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Monsieur D. avait étudié le terrain. Il sait qu’il existe deux presses en une : celle du harem,  financée directement par le clan présidentiel, qui voyage avec le président et qui ne paye pas ses factures d’imprimerie, une noria de titres tam-tam, heureusement parmi les moins influents ; et celle qui compte, avec ses journaux phares. La première ne l’intéresse pas. Avec ses honorables correspondants des services, activant dans les rédactions à visage découvert, souvent avec la bénédiction des directeurs de publication, avec son journalisme de connivence qui a fait la réputation des capitaines et des caporaux, elle est l’encombrante presse auxiliaire dénuée de tout intérêt. C’est sur l’autre presse qu’il lorgne, pas celle qui voyage avec le président, mais l’autre, celle qui paie ses factures d’imprimerie, l’autre qui se fait suspendre, traîner devant les juges, convoquer par les commissaires, qui se fait confisquer ses passeports et jeter en prison. Monsieur D. allait avoir la tâche d’autant plus facile que les entreprises de presse algériennes traversaient une phase qui les conduisait à reformuler la question de leur rôle social et politique et à s’éloigner des aspirations des gens simples pour se rapprocher de la « logique patronale ». Cette métamorphose  s’expliquait par le niveau de prospérité auquel elles étaient parvenues et qui faisait tourner la tête de leur actionnariat hétéroclite. Chomsky, qui a étudié la question de la transformation des médias en instruments du pouvoir, explique comment, en s’inscrivant dans le seul cadre de l’économie de marché, les entreprises médiatiques deviennent en fait la propriété d’individus ou d’entreprises dont l’intérêt est exclusivement de faire du profit. Elles se mettent à dépendre, d’un point de vue financier, de leurs clients annonceurs publicitaires et, du point de vue des sources d’information, des administrations publiques et des grands groupes industriels. »
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Monsieur D. va aider cette presse frondeuse à se transformer en se reniant. Il va lui faire une proposition qu’elle ne peut pas refuser : la paix et l’argent. La paix et le pizzo. Le pizzo plutôt que la prison. Le pizzo allait remplacer la foi de jeunesse ! Le pizzo, pour ceux qui ont sauté les deux précédentes parties, est cet argent extorqué par la mafia aux entreprises et aux commerçants et dont la finalité est de rémunérer les membres de la famiglia. Dans le petit monde de la presse algérienne, le pizzo est réparti sous forme de publicité entre la presse légionnaire et celle dont on veut monnayer le silence. Le pizzo ne se réduisait  pas à la seule publicité étatique [ gérée par l’ANEP] Il englobait aussi la publicité de certains gros annonceurs « amis du régime » dont les placards étaient réservés aux « titres dociles » Monsieur D. allait persuader la « presse libre » de l’avantage qu’elle aurait à se convertir en régiments de tirailleurs au service du régime. « Le temps du conflit avec la presse doit se terminer et je l’invite désormais, à être aux côtés du pouvoir et pas contre lui. » Il va alors entreprendre de transformer les dirigeants des journaux libres en acteurs de la démocratie de façade en leur faisant miroiter la périphérie du pouvoir ! C’est le fameux brainstorming ! Le ministre eut, dès le mois de mai 2006, l’idée pernicieuse d’organiser ces stériles conciliabules avec les dirigeants de la presse, des séances de réflexions communes, absolument inutiles mais dont l’insigne avantage fut de donner au directeur du journal l’illusion d’être consulté pour l’élaboration d’une stratégie de pouvoir. Puis s’enchaînèrent toutes sortes de subterfuges loufoques, afin d’intégrer les dirigeants de la presse dans l’arrière-cour du pouvoir.

Le plus cocasse aura été ce match de football entre les directeurs de journaux de la « presse libre » et les ministres de Bouteflika, une pathétique chorégraphie entre gens bedonnants, organisée, comble de l’infamie, en commémoration de la Journée internationale de la liberté de la presse ! Nourris par l’illusion d’une relation pacifiée avec la justice du pouvoir, mes collègues et certains de leurs avocats organisèrent ensuite un symposium surréaliste intitulé « Presse-justice : confrontation ou dialogue ? » On y fit preuve de toutes sortes de tartufferies et  de duplicités. On commença par y parler de justice indépendante avec le juge Djamel Aïdouni, c’est-à-dire avec l’homme de main du pouvoir, celui qui s’était prêté aux plus grosses machinations judiciaires au profit du régime, et qui, entre autres exploits, avait manigancé le dossier qui devait me jeter en prison pour deux ans. On termina par proposer l’union du renard et du poulailler : une justice aux ordres et une presse libre invitées à travailler « la main dans la main » !


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