« Kamel Daoud signifie que l’Algérie a de très bons auteurs »

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Selma Hellal est co-fondatrice des éditions Barzakh ayant édité « Meursault, contre-enquête » de Kamel Daoud sélectionné pour le prix Goncourt. Dans cet entretien, elle revient sur cette aventure qui revêtait, selon elle, « une charge symbolique ».

 Kamel Daoud, l’un de vos auteurs, était très proche de décrocher le prix Goncourt avec son roman Meursault, contre-enquête. Qu’est-ce que cela représente pour les éditions Barzakh ?

C’est une immense fierté, un honneur incroyable. Avec quelques amis qui se réjouissaient que Kamel Daoud soit arrivé si proche du but, nous avons été tentés de faire une comparaison : il y avait quelque chose d’assez similaire à la fierté éprouvée lorsque nous avons appris que l’Algérie participait à la Coupe du monde – toute proportion gardée bien sûr. Car c’est aller au-delà du simple destin de Kamel Daoud, du simple destin de son livre et de celui des éditions barzakh. Je crois que cette fabuleuse aventure revêtait une charge symbolique bien plus puissante. Cela voulait dire qu’on était (Kamel Daoud surtout) capables d’être dans la cour des grands. Ce qui me fait penser à une nouvelle de Kamel dans son recueil La Préface du nègre paru en 2008 chez nous (et titulaire du Prix Mohammed Dib 2008) : « L’ami d’Athènes ». Il s’agit du monologue d’un marathonien représentant un pays du Tiers-Monde, de sa méditation pendant qu’il court. Il réfléchit à ce qui le fait courir, à ce qui le pousse à se donner à fond dans cette course épuisante, sous les yeux du monde entier ; et, au-delà de son ambition individuelle, personnelle, il sent peser sur lui le poids de son pays, du symbole que représenterait sa victoire. Je me dis que Kamel Daoud, depuis quelques semaines, avec ce suspens autour de prix aussi prestigieux, avec cette responsabilité écrasante et grisante à la fois, a fini par incarner ce personnage ! Un auteur qui finit par vivre ce qu’il a imaginé pour une de ses fictions. Je trouve cela très séduisant… Ensuite, de manière plus rationnelle et posée, ce succès de Kamel Daoud signifie que l’Algérie a de très bons auteurs et qu’il est possible d’être reconnu internationalement avec un point de départ strictement algérien, même si, entre les deux, il y a le très précieux – et décisif – tremplin d’Actes Sud.

Qu’est-ce qui a fait la différence entre Meursault contre-enquête de Kamel Daoud et Pas pleurer de Lydie Salvayre ?

Les prix sont une loterie. Or, une loterie est par essence injuste. Donc il faut se soumettre à cet impondérable, aussi frustrant et décevant cela soit-il. Apparemment, tout s’est joué à une seule voix… Pierre Assouline, un des jurés qui a publiquement annoncé et assumé avoir voté pour Kamel Daoud, s’est réjoui que Lydie Salvayre ait été primée (il faut reconnaître qu’elle a une oeuvre construite sur des années, et qui méritait sans aucun doute d’être consacrée), mais a reconnu que le choix de Kamel Daoud aurait été « historique ». Il est donc gratifiant de savoir que certains jurés étaient conscients de l’importance majeure qu’aurait revêtue cette décision si le prix avait été décerné à Kamel Daoud. C’était un rendez-vous unique, un moment inespéré pour faire preuve d’audace et d’une forme de témérité, pareille occasion ne se représentera pas de sitôt. Toujours est-il que Meursault contre-enquête se vend extrêmement bien dans les librairies françaises (48.000 exemplaires chez Actes Sud) et ici, en Algérie. Le public est donc au rendez-vous, et c’est, après tout, l’essentiel. Que la déception ne nous fasse pas oublier que c’est déjà extraordinaire que Kamel Daoud ait figuré parmi les 4 finalistes. C’est, véritablement, l’histoire d’une formidable ascension. Kamel parlait de « magie » de l’aventure. Il ne s’arrêtera pas là, c’est certain. Cela va, au contraire, aiguiser sa détermination et sa pugnacité. Lydie Salvayre a été consacrée pour son oeuvre déjà publiée, Kamel Daoud, tellement jeune encore, a la sienne devant lui. Gageons qu’il relèvera le défi à nouveau. Il en a l’étoffe, le talent.

Pourquoi Meursault contre-enquête a été sélectionné au Goncourt comme étant un roman édité par Actes Sud ?

Le Goncourt est un prix français. Par définition, un éditeur étranger n’a pas de possibilité de présenter des livres pour ces prix. Mais par exemple, le premier prix reçu par Kamel Daoud, celui des Cinq continents (donné par l’Organisation internationale de la Francophonie), lui a été décerné au titre des éditions Barzakh fin septembre 2014. Il faut bien être conscients d’une chose : même si nous commençons à être relativement reconnus à l’étranger en tant qu’éditeurs algériens, nous sommes globalement « invisibles » dans la cartographie mondiale de l’édition. La réputation déjà mondiale de Meursault contre-enquête, sa trajectoire désormais internationale et « polyglotte » si je puis dire (avec, actuellement, des contrats signés pour dix traductions dont, entre autres, la Chine, l’Allemagne, les États-Unis, le Royaume-Uni, le Danemark, l’Italie, la Turquie) n’a été rendue possible que grâce à la puissance de frappe d’Actes Sud. Au salon de Francfort, qui est la foire par excellence où se retrouvent les éditeurs du monde entier, la « Mecque » de l’édition, les éditions Barzakh, parce qu’elles appartiennent à la périphérie, pèsent le poids d’une plume – pour l’instant du moins… Ce sont les règles inévitables de la géopolitique éditoriale.

Vous avez imprimé Meursault contre-enquête à combien d’exemplaires en Algérie ?

Nous avons fait un premier tirage de 2500 exemplaires à l’automne 2013, au moment de la sortie du livre. Ils se sont écoulés tranquillement pendant une année. Les ventes étaient régulières, constantes mais pas spectaculaires. Dès lors que ce livre a eu le succès que l’on sait en France, il y a eu un effet ricochet incroyable ici : les ventes ont commencé à s’accélérer à partir du printemps dernier et ont véritablement explosé à partir de septembre quand on a appris qu’il était sur la liste des Renaudot et Goncourt. Actuellement, on est à un tirage de sept mille exemplaires.

Peut-on considérer un tirage de 7.000 exemplaires comme étant un succès ?

Ô combien. En Algérie du moins. Et pour un roman plus que jamais ! C’est l’énigme de la difficulté à toucher les lecteurs algériens en littérature. Des lecteurs qui existent du reste – et la preuve en est l’affluence au Sila (Salon international du livre d’Alger). En amont, de manière absolument fondamentale et structurelle, cela pose la question de l’école où on n’enseigne pas la littérature à un enfant dès son plus jeune âge et où on ne le familiarise pas avec un roman au moment de son adolescence. Nous avons des étudiants qui arrivent en littérature et qui n’ont jamais lu un roman dans leur vie. Dans le parcours scolaire d’un citoyen algérien aujourd’hui, il n’y a pas de place pour la littérature. Ensuite, il y a tout un faisceau d’explications : la difficulté liée au réseau de librairies, aux problèmes de distribution, au pouvoir d’achat, à l’absence d’une presse spécialisée dans le domaine littéraire, etc. Cela a trait à un champ littéraire encore éclaté et mal structuré. Alors, les éditeurs sont prudents, et optent pour de faibles tirages pour les romans (bien que les romans de Rachid Boudjedra, de Maissa Bey, d’Amin Zaoui, aient des tirages plus importants, étant donnée la renommée de leurs auteurs). Tandis qu’ils sont plus à l’aise avec les essais par exemple : les tirages sont toujours plus importants. Le livre des Chaulet par exemples (Le choix de l’Algériedeux voix, une mémoire, 2012, ndlr) a été tiré, dès le départ, à 3.000 exemplaires parce que nous savions qu’il avait un public acquis. Je pense aussi à La Martingale algérienne de Abderrahmane Hadj-Nacer, dont on peut dire qu’il a été un best-seller (avec plusieurs tirages en quelques mois). Ce genre d’ouvrages se vend bien mieux et de manière plus fulgurante que ceux de littérature. Les gens sont assoiffés de livres qui leur donnent des clés pour comprendre le pays, leur histoire, leur identité, leurs origines, tant leur désarroi est grand aujourd’hui.


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