Entretien avec Hamid Grine, ministre de la Communication : « Des éditeurs s’enrichissent quand des journalistes s’appauvrissent »

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Vous avez évoqué récemment dans un discours sur la déontologie un projet d’assainissement du paysage médiatique. De quoi s’agit-il concrètement ?

Je préfère parler plutôt de mise à niveau. Dans ce sens, je pense qu’on doit arriver à une mise à niveau de la presse à travers plusieurs actions. D’abord, mettre en place l’encadrement juridique avec l’installation, dans quelques jours si les choses se passent comme prévu, de la commission provisoire d’attribution de la carte de presse. Car on ne peut rien faire avant de recenser les journalistes professionnels. Ces derniers seront identifiés sur la base de leur contrat et de la fiche de la Cnas. C’est un travail de longue haleine qui nous permettra d’identifier enfin les professionnels des autres.

En amont, nous allons saisir le ministère du Travail pour qu’il y ait des inspections pour relever dans les entreprises de presse qui a la couverture sociale et qui ne l’a pas. Qui fait signer des contrats de travail conformes à la législation et qui ne le fait pas.

Nous avons lancé des consultations alors que les textes ne nous obligent pas à le faire et nous avons déjà désigné des membres (de la commission provisoire). C’est vous dire combien on veut rassembler large. Et que notre démarche est consensuelle et dialoguiste. On a approché un certain nombre de journalistes connus pour leur expérience et leur rigueur. Certains ont accepté avec enthousiasme au début avant de revenir sur leur décision. Il semblerait que leurs éditeurs aient refusé que leurs journalistes fassent partie de cette commission. Et c’est étonnant parce que cette commission va dans le sens de la mise à niveau du paysage médiatique. Je veux dire qu’elle travaille dans leur intérêt, car elle va séparer le bon grain de l’ivraie.

Une fois cette étape franchie, on pourrait aller, dans moins d’une année si tout se passe bien, vers l’élection des membres de l’autorité de régulation de la presse écrite, de la commission  chargée de délivrer la carte nationale de journaliste professionnel et du conseil de l’éthique et de déontologie qui tous comprendront en leur sein des journalistes professionnels. Enfin, la mise à niveau doit également passer par la professionnalisation des journaux pour qu’ils deviennent des entreprises viables économiquement. C’est-à-dire compétitives et performantes, pouvant assurer un minimum de conditions pour leurs journalistes et s’inscrivant dans ce que j’ai appelé le cercle vertueux. C’est-à-dire loin de la diffamation, des attaques outrancières et du dénigrement.

Certains éditeurs font le lien entre cette volonté d’assainir le paysage médiatique et les positions prises par certains journaux contre le quatrième mandat du Président lors de la présidentielle…

Ils sont libres de l’interpréter comme ils veulent. Il se trouve que, jusqu’à maintenant, je n’ai rappelé que des principes universels connus et admis par tous les professionnels. Et puis, qui est contre la vertu, qui est contre le bien ? Ou bien a-t-on oublié ce qu’est la valeur vertu devant la mercantilisation de l’information ? Quand je lance un appel à l’amélioration des conditions de vie des journalistes, à la nécessité de les former et de recouper l’information, ça dérange qui ?  Et pourquoi ça dérange, je vous le demande ? On aurait dû souscrire au lieu de s’interroger et d’extrapoler. Nous voulons rassembler autour d’un projet de professionnalisation de la presse. Tout le reste ne m’intéresse pas.

Vos interventions sur la presse, et notamment votre dernier discours, sont interprétés comme des menaces formulées par un ministre contre la presse…

Je défie quiconque de trouver une seule menace ! Je n’ai parlé que de professionnalisme, je le répète. Le problème est que certains journaux ont une relation de méfiance vis-à-vis de tout projet mené par l’État. Ils y voient des arrière-pensées. Je les rassure et je leur tend la main : nous ne sommes mus que par des objectifs de professionnalisation, comme l’indique la lettre du président de la République adressée à la presse, le 3 mai dernier. C’est notre feuille de route. Et nous entendons l’appliquer à la lettre. Si des journaux veulent adhérer à ce projet de cercle vertueux, c’est très bien. C’est dans leur intérêt professionnel et celui de la corporation. S’ils ne veulent pas adhérer, c’est leur affaire. Je comprendrai qu’ils ont d’autres projets. Il faut qu’on comprenne qu’on ne peut plus rester dans cette situation d’amateurisme et d’approximation de l’information. Une société moderne doit nécessairement moderniser sa presse.

La presse publique est-elle concernée par vos critiques ?

Vous l’avez remarqué : la presse publique ne diffame pas. Elle pèche peut-être par un manque « d’offensivité » et d’agressivité. Je dirai que c’est une presse d’information brute. Cela dit, elle n’est pas parfaite. Nous avons des projets pour ces journaux. Certains vont se relooker sur le plan de la maquette et se redéployer dans d’autres territoires de l‘information proximité, enquêtes, reportages, sous des angles originaux. Ils vont aussi se recentrer sur le Sud du pays avec comme leitmotiv plus d’agressivité et d’esprit de compétition.

Est-ce que ces journaux sont viables économiquement ?

Oui, ils sont viables pour l’instant. Ils dégagent même des bénéfices.Certains ont plus de personnels administratifs et de maintenance que de journalistes alors que c’est le contraire qu’on aurait dû avoir…

Grâce à la publicité de l’Anep…

Oui. D’autres journaux privés ont quatre pages de publicité Anep, ce qui ne les a pas empêchés d’avoir des créances astronomiques en rémunérant, en plus, très mal leurs journalistes. Les journaux publics bénéficient de la publicité de l’Anep, certes,  mais remplissent parfaitement leurs fonctions d’information. Ils ne diffament pas et leurs journalistes sont bien payés ! Soyons honnêtes, je n’ai pas encore vu en Algérie un journal parfait, ni dans le monde d’ailleurs. Si le positif est supérieur au négatif, ce n’est déjà pas si mal. Dans la presse, tout est question d’équilibre. S’il y a rupture quelque part, il y a nécessairement dysfonctionnement.

Qu’en est-il de la presse proche du pouvoir ?

Qu’est-ce que vous voulez entendre par proche du pouvoir ?

Les journaux partisans du pouvoir…

Vous pensez que le pouvoir a besoin d’une presse proche de lui ? Eh bien, non. Il a besoin d’une presse responsable, libre, sérieuse qui informe et ne désinforme pas. Qui ne soit pas une presse d’assistés, qui assume ses responsabilités et qui ne diffame pas et qui n’attaque pas. Il n’a pas besoin d’une presse sous perfusion. L’État est l’État de tous les Algériens. Et à ce titre, c’est un État qui rassemble et qui a besoin de transparence partout. Que des journaux soutiennent son action, c’est très bien. Mais ce n’est pas à n’importe quel prix. Il ne faut pas que ce soutien devienne une sorte de marchandage consistant à dire : je te soutiens et j’attends en échange que tu fermes les yeux sur telle chose et tel dépassement. Non, l’État ne transige pas et ne marchande pas. L’État est au-dessus de tous. Et je pense qu’au niveau où je suis, il faut nécessairement avoir le sens de l’État, c’est-à-dire  être au-dessus des contingences subjectives et travailler dans le sens des intérêts de la collectivité. Et non de personnes ou de réseaux.

Est-ce que les mises en demeure envoyées par les imprimeries publiques à certains journaux ayant des dettes font partie de ce projet d’assainissement ?

Elles font partie du projet de mise à niveau pour une presse viable et compétitive avec une gestion saine qui vise à développer l’entreprise pour qu’elle soit génératrice de profits. Il faut qu’on revienne à une relation commerciale qui obéit à des règles rigoureuses entre imprimerie et journaux.

Pourquoi ces imprimeries publiques ont-elles attendu des années avant de réclamer leurs dûs, selon vous ?

Elles n’ont pas attendu. Elles ont établi des échéanciers qui n’ont pas toujours été respectés. Disons qu’elles ont péché par générosité et par excès de compréhension. Vous avez remarqué que dans le privé, on est moins élastique. Et moins compréhensif aussi. Les imprimeries privées n’ont pas un sou à récupérer à l’extérieur. Tous les journaux paient rubis sur l’ongle. Je félicite ces imprimeries privées qui n’ont aucun seuil de tolérance. Un sou est un sou pour elles. Mais ne vous en faites pas, les choses sont en train de changer en matière de relations imprimeries publiques-journaux. Désormais, elles seront moins compréhensives.

Seule une vingtaine de titres parmi les 160 est viable, selon vous. De nombreux quotidiens vont donc disparaître ?

Je ne sais pas ! C’est une chose qui me désolerait. Cela dit, si un journal n’est pas viable économiquement et financièrement et s’il a une mauvaise gestion, il faudrait qu’il arrête. C’est évident. La question que je pose est la suivante : où va l’argent qu’il gagne grâce à la pub ? D’ailleurs, certains voient la pub de l’État comme un droit constitutionnel.

Vous n’avez pas une idée ?

Aucune, mais je me pose encore une fois la question : où va l’argent ? Car il ne va pas dans la poche des journalistes puisqu’ils ne sont pas actionnaires. Et il ne va pas dans l’investissement et le développement du journal ou l’imprimerie, car on ne la paie pas. L’équation est simple : certains éditeurs s’enrichissent alors que les journalistes s’appauvrissent. Tirez les conclusions.

Y a-t-il eu une absence de contrôle ?

Il y a eu, je le répète, trop d’indulgence, trop de tolérance et trop de compréhension. Le secteur public a souvent été plus magnanime que le privé qui est plus âpre au gain. Cela s’explique, de mon point de vue, par le fait que le gestionnaire du public est un salarié alors que celui du privé est un actionnaire ou un propriétaire. Ce ne sont donc pas les mêmes reflexes et les mêmes motivations. L’un défend sa poche, l’autre défend une idée du service public. La différence est là. Et souvent, dans la défense du secteur public, il y a moins d’allant et moins d’énergie. Question de mentalité.

Vous avez laissé entendre qu’une révision du fonctionnement de l’Anep aura lieu prochainement…

Je pense qu’il faudrait qu’on revienne à des normes beaucoup plus rigoureuses et explicables scientifiquement. Quelles sont ces normes ? Le tirage et l’éthique. L’un ne va pas sans l’autre. Un journal qui tire à 400 000 ou à un million d’exemplaires ne bénéficiera pas, de mon point de vue, de la publicité Anep s’il n’est pas professionnel. L’Anep ne peut pas s’associer à un journal qui n’est pas fiable. La fiabilité en termes de gestion de l’information, j’entends.

Quel bilan faites-vous de la gestion de la publicité publique par cet organisme ?

Franchement. Je ne me suis pas encore penché sur la question. En un mois, j’ai ouvert plusieurs chantiers. Globalement, on peut dire que l’Anep soutient une centaine de journaux. Son soutien s’avère parfois positif. Et d’autres fois, l’argent qu’elle verse sous forme de publicité ressemble à de la perfusion à un cadavre. Stérile et contre-productif. Donc, je pense que l’Anep va se ressaisir toute seule et qu’elle est assez consciente de la situation pour se ressaisir toute seule. De toutes les façons, on va l’orienter dans ce sens pour qu’elle remplisse sa mission avec plus d’efficacité, car l‘Anep, ce n’est pas seulement une boite à fric, comme le pensent certains. C’est aussi une agence de communication et d’édition qui doit se renforcer et gagner des parts de marché dans ces domaines d’activités.

Comment son mode de fonctionnement sera-t-il revu ?

Nous sommes en train de réfléchir à la question. J’ai quelques idées que je ne vais pas décliner maintenant. Je mature le projet.

Vous dressez un tableau noir de la situation de la presse. L’État n’est-il pas responsable notamment de ce que vous qualifiez de « mentalité d’assistés » à travers la publicité publique par l’Anep ?

Ce n’est pas un tableau noir, mais un tableau contrasté. Il y a du bon et du moins bon. Nous avons la presse la plus libre d’Afrique, la plus dynamique mais aussi la presse, parfois, la moins professionnelle. Je parle d’une certaine presse, pas toute. Il y a une pluralité d’idées et des entreprises qui sont florissantes et qui dégagent des bénéfices. Et d’autres sont comme des canards boiteux. Est-ce que l’État est pour autant responsable ?  En tous cas, on ne peut pas reprocher à l’État de n’avoir pas aidé cette presse.  Il lui a fourni toutes les conditions pour qu’elle soit dynamique et rentable. Vingt ans après,  l’État constate que cet objectif n’a pas été atteint. Est-ce-que c’est la faute de l’État ? Je ne crois pas. Ce qui manque le plus à certains éditeurs c’est une vision d’entreprise. Et une démarche professionnelle.

Dans des correspondances, vous avez appelé les éditeurs à consacrer 2% de leurs profits à la formation des journalistes. Pensez-vous qu’ils investissement pas assez dans la formation?

Certains éditeurs, notamment dans le secteur public, investissent.  D’autres n’investissent pas du tout. Ce sont les petits journaux où il n’y a aucune formation. On peut dire qu’il n’y a pas beaucoup de journalistes qui sont formés d’où les dérives. Nous avons organisé un premier cycle de formation. La salle était pleine et c’est un bon signe. Le 26 juin, nous inviterons Pierre Péan, un grand journaliste (français) d’investigation. Il a accepté de venir sans contrepartie financière. Nous n’avons dépensé aucun sou pour payer Rachid Arhab ou Pierre Péan qui ont accepté d’intervenir gracieusement.

Quelle a été la réponse des éditeurs ?

Jusqu’à maintenant, les seules réponses que j’ai eues émanent de la presse publique.

Allez-vous les contraindre à le faire ?

Je n’aime pas le mot contraindre. Je suis quelqu’un de pacifique. Je n’ai pas contraint et on parle de menaces. Nous allons faire des lettres de rappel. Mais nous sommes déjà en train de suppléer aux carences d’une certaine presse, d’où les cycles de formation. Je laisserai leur conscience les obliger. J’aimerai insister sur ce point : tout ce que nous faisons va d’abord dans l’intérêt du journaliste, car à la fin, le boulot c’est lui qui le fait. Et hélas, souvent il est mal payé en retour.


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