La chronique de Benchicou – Bouteflika, De Gaulle et nos Cabu

Mohamed Benchikhou

Notre ministre des Affaires étrangères est revenu de Paris la conscience tranquille, avec la satisfaction du devoir accompli : le gouvernement algérien s’est « solidarisé » avec la France meurtrie par les attentats contre l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo.

Le gouvernement Bouteflika allié des dessinateurs ? Il suffit de le clamer. La piètre mémoire des hommes s’occupera du reste. L’esbroufe est une façon de faire de la politique à bon marché, sans doute pas la meilleure mais certainement la plus efficace en ces temps où la mémoire, mise à rude épreuve, ne restitue même pas les faits d’il y a à peine une année ou deux. Qui se souvient d’Abdelghani Aloui, jeune blogueur de 24 ans, originaire de Tlemcen, jeté en prison en septembre 2013 pour avoir publié sur Internet des caricatures du Président Abdelaziz Bouteflika et de son Premier ministre, Abdelmalek Sellal ?

Comme chacun le sait, ces deux augustes personnages ne sont pas encore prophètes ou alors, dans leur pays seulement, ce qui n’empêcha pas Abdelghani Aloui d’être accusé d’ »outrage à corps constitués », d’ »atteinte à la personnalité du Président de la République » ainsi que d’ »apologie du terrorisme », parce que les forces de l’ordre auraient trouvé chez lui une écharpe portant l’inscription « La ilah illa Allah » (il n’y a de dieu que Dieu, ndlr).

Il encourait jusqu’à dix ans de prison. Il en a fait presque deux.

Quelques mois plus tôt, la même justice algérienne, qui, décidément, ne partage pas l’humour de nos dessinateurs de presse, avait requis 18 mois de prison  à l’encontre d’un caricaturiste de La Voix de l’Oranie pour… un dessin qu’il comptait publier. Nos gouvernants craignent même les caricatures en projet ! Djamel Ghanem, c’est le nom de ce troubadour pestiféré, devient ainsi, selon les mots de son avocat, « l’auteur d’une première mondiale » : se voir condamner pour un dessin qui n’a jamais paru !

En dépit de tout cela, le Président Bouteflika ne répugne pas de se réclamer du célèbre Président Jefferson, père de la démocratie américaine. Devant des journalistes étrangers admiratifs, il avait clamé, sans rire : « Je ne le répéterai jamais assez, je suis un fervent admirateur du président Jefferson, qui aurait préféré un pays où la presse est libre à un pays qui aurait eu un bon gouvernement. »

Oui, l’esbroufe reste chez nous, le meilleur moyen de faire de la politique.

Bouteflika aime à se comparer superficiellement aux grands hommes à condition que lui soit épargnées les servitudes de leur gloire. Et le costume de Jefferson, même porté en tenue d’apparat, le temps d’un mardi gras, devient brusquement absurde sur lui, trop grand, trop large, trop bouffon. C’est que le président américain avait défendu la liberté de la presse dès le XVIIIe siècle par un authentique idéalisme humanitaire, au moment même où il rédigeait la Déclaration d’indépendance, pour la laisser comme le plus précieux héritage à la démocratie de son pays. La presse américaine, en dépit de bien des choses, est aujourd’hui la plus libre de la planète, puissant contre-pouvoir qui, deux siècles plus tard, révélait le Watergate et faisait chuter Nixon. Chez nous, deux siècles après Jefferson, Bouteflika en est encore à incarcérer des dessinateurs et fomenter des lois scélérates pour étouffer l’embryon de liberté d’expression dans un pays qui n’a jamais eu droit à la parole.

Alors, qu’est donc allé faire notre ministre des Affaires étrangères à Paris, dans cette grandiose manifestation pour la défense de la liberté d’expression ? C’est que, contrairement à nos dirigeants, rompus à la parodie, les chefs d’État et de gouvernement qui ont marché à Paris, ce dimanche-là, sacralisent réellement la démocratie et la liberté d’expression sans lesquelles leurs nations respectives ne seraient rien. C’est ainsi depuis longtemps, depuis Jean-Jaurès, depuis De Gaulle, l’autre fascination de notre président et dont il aime à dire et à répéter qu’il est l’un de ses autres modèles en politique. Il ne cache pas avoir été hypnotisé par De Gaulle : « On l’a toujours présenté comme un personnage hautain, lointain, alors que c’était un des meilleurs produits de la société française sur le plan de l’humanité, de la courtoisie, de la gentillesse. La première fois que nous nous sommes vus, c’était aussi la première fois qu’il rencontrait un représentant de l’Algérie indépendante. Il avait un tic : se frotter les mains. J’avais le trac. » (1)

Mais tout cela n’est que galéjades. Élucubrations d’un homme à la recherche perpétuelle d’un modèle. « Bouteflika ne s’adresse pas à l’Algérie, il se parle à lui-même, ou plutôt il se regarde parler, explique Chérif Belkacem qui fut son grand ami de jeunesse. Oui, il faut l’analyser par la psychiatrie. Bouteflika n’a pas d’identité. Bouteflika, jusqu’à maintenant, a toujours besoin de modèle. Il n’a toujours pas créé sa propre identité. Il est tantôt Boumediene, Arafat, De Gaulle, ou encore Hassan II. Il aurait copié même Sidna Moussa… Il a besoin de modèle, et quelqu’un qui a besoin de modèle n’a pas d’identité. Bouteflika devient alors de plus en plus l’emballage et pas le produit. J’avais l’habitude, pour plaisanter avec lui, de lui dire : “Tu es une raison sociale, une marque, tu es comme Marlboro ou Gauloises, mais tu n’as pas une identité ». (2)

Il y a, en effet, loin de la coupe aux lèvres. De Gaulle c’est De Gaulle ; Bouteflika n’est que Bouteflika.

Curieusement, c’est dans la manière de traiter les caricaturistes que se révèle l’énorme distinction entre les deux hommes. De tous les chefs d’Etat français de la Ve République, De Gaulle a été celui que les caricaturistes ont le plus malmené, pastiché tantôt en Louis XVI par le dessinateur Moisan, tantôt en amant de la Marianne par Faizant ou en CRS bastonnant les manifestants de mai 68 par Le Canard enchaîné.

Le général, du haut de sa stature, ne s’est jamais offusqué. En vrai républicain, il avait compris le rôle immense du dessin de presse qui incite au rire exorciste, qui libère des angoisses et des peurs. Et c’est ainsi que se sont épanouis Cabu, Wiaz, Gébé, Plantu, Wolinsky (« je ne m’intéresse pas au con qui gouverne mais aux millions de cons qui ont voté pour lui ») et tous les talentueux dessinateurs qui ont fait le délice de la presse française.

Bouteflika n’est ni Jefferson, ni de Gaulle, ni Mitterrand. Quelle artillerie juridique aurait sorti le président algérien pour écraser la presse de son pays, représenté en Kermitt, la grenouille arrogante du Bebête Show ? Que serait-il advenu de la démocratie française si elle s’était amputée de ses Guignols ? Vieille tradition de quatre siècles : en 1791 déjà, le roi Louis XVI, déconsidéré après la fuite à Varennes, était dessiné en cochon par les caricaturistes de l’époque alors que Napoléon III, dès 1865, était maltraité par la presse, comme ce cruel dessin du journal  La Charge  qui le montrait, au début de 1870, cirant les bottes du roi de Prusse Guillaume Ier, après la proclamation de la République, ou cette caricature restée célèbre, symbolisant l’impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III, par une grue, synonyme de prostituée, la même impératrice ayant par ailleurs été représentée dans les bras du principal ministre de Napoléon III, Emile Ollivier.

Alors, oui, qu’est donc allé faire notre ministre des affaires étrangères à Paris, dans cette grandiose manifestation pour la liberté de dessiner ?

 

1. Paris Match, 1er septembre 1999.

2. Bouteflika une imposture algérienne, 2004, éditions Le Matin


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