ENTRETIEN. Sid Ahmed Ghozali : « Aucun changement n’est raisonnablement envisageable sans l’Armée »

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Les prix du pétrole sont au plus bas depuis cinq ans. Que risque l’Algérie ?

Une baisse des prix ne fera qu’aggraver le processus de dégradation de notre économie qui est déclenché depuis longtemps pour des raisons plus fondamentales que les cours de pétrole.

Ce prix du pétrole est loin de constituer le seul paramètre dont dépendent nos ressources financières. Le mode d’exploitation de nos gisements, le taux de récupération des réserves existantes, la mise à jour de réserves additionnelles, l’élimination des différentes formes de dissipation de ressources (gaspillage, mauvaise gouvernance et corruption). Ces facteurs réunis sont plus déterminants que le prix.

Ajoutez-y les ressources hors-pétrole, qui sont dramatiquement faibles. Notre vie de tous les jours repose sur les seules exportations d’hydrocarbures, c’est-à-dire sur une richesse naturelle qui n’est pas le produit des énergies créatrices nationales. Nous sommes les seuls au monde dans cette situation, laquelle ne peut pas durer indéfiniment. La rupture est inéluctable, quel que soit le prix du baril.

Prenez date : faute d’un changement de régime, l’incurie avérée d’un système politique qui refuse de bouger nous expose à un désastre économique et social. Ne croyez pas ceux qui vous claironnent que l’Algérie est un pays riche : c’est là ou un fieffé mensonge ou une dangereuse ignorance. Trompeurs sont nos présumés surplus financiers parce que ce sont de faux excédents.

Le pouvoir a choisi de s’acheter une paix sociale à la semaine, voire au jour le jour : il jette l’argent par les fenêtres, il importe à tour de bras, il promet à gogo, il distribue des prébendes ruineuses.

Puisque nous vivons de l’importation, et à titre d’exemple, nous importions 10 000 voitures par an en 1990. C’était très en dessous des besoins. Puis on est passé ces quinze dernières années à 100 000 puis 200 puis 300… Nous en sommes parvenus à près de 600 000 véhicules par an ! Dans peu de temps, on ne pourrait même pas importer le flot de pièces de rechange qui vont avec. On divisera ensuite par deux les importations parce que le pouvoir politique n’aura certainement plus d’argent à jeter par les fenêtres comme il le fait depuis quinze ans.

La réduction drastique des dépenses de l’État qui nous pend au nez conduira à l’explosion sociale et politique, d’autant plus rapidement qu’une population accoutumée à un confort artificiel est exposée à tout moment à la déstabilisation.

Considérez-vous les 200 milliards de réserves de change comme de faux excédents ?

Évidemment ! Il ne faut pas confondre les excédents financiers d’un pays comme l’Algérie qui compte près de 40 millions d’habitants et qui est très loin d’une satisfaction des besoins de tous. Ces prétendus « excédents » n’ont rien à avoir avec ceux d’un pays comme le Qatar dont la population représente deux arrondissements d’Alger, Bologhine et Sidi M’hammed par exemple… Ou la moitié de Ain Benian.

Un pays comme le Qatar engrange des vrais excédents, après avoir satisfait à tous les besoins, je dis bien tous les besoins, de sa population. L’Algérie affiche des excédents parce que le pouvoir n’est pas hanté par le souci d’utiliser notre argent au service des Algériens. Nous ne savons pas utiliser notre argent dans ce sens, sauf à le dilapider dans les gaspillages, la mauvaise gouvernance et la corruption.

Le montant que vous citez, c’est trop ou pas assez. Trop en l’absence de tout projet de développement. Trop peu pour financer les programmes qui accompagneraient une ambition de développement et d’aménagement du territoire qui serait à la hauteur de nos potentialités, à la hauteur des aspirations populaires légitimes.

Un seul exemple : le tenant du pouvoir de demain, s’il est décidé à remettre le pays sur les rails, devra indubitablement commencer par « muscler » les quatre instruments de la bonne gouvernance que sont les secteurs de la Justice, de l’Éducation, des Finances et de la Sécurité de l’État et des citoyens. Il ne saurait échapper à un programme massif dans ces quatre secteurs. Sachez alors que les 200 milliards de dollars seront insuffisants et il devra emprunter pour mettre en place une politique de lutte contre la pauvreté, le chômage et une stratégie d’aménagement du territoire. Les excédents ne sont  pas synonymes de bonne santé économique. Harpagon de Molière est mort misérable sur un coffre plein de pièces d’or ! Le Portugal de Salazar disposait de réserves d’or et devises florissantes, ce qui ne l’empêchait pas d’être pauvre : cela a conduit à la chute du pouvoir en avril 1974 (révolution des œillets). Ceaucescu n’avait aucune dette, mais a fini au poteau d’exécution en décembre 1989 parce qu’il a conduit le peuple roumain dans une misère noire dont les séquelles demeurent 25 ans après.

Last but not least, ce n’est pas sans raison que notre religion considère la thésaurisation comme un blasphème, c’est-à-dire le fait « d’entasser l’or et l’argent sans l’utiliser au profit du bien-être de l’homme ».

Il ne faut jamais oublier que la plus grande puissance économique du monde est le plus grand emprunteur du monde. Sommes-nous plus forts que les USA ? Le progrès économique et social repose sur un crédit bien utilisé ! Et j’ajoute que la somme du PNB de 22 pays arabes, y compris celui de l’Arabie saoudite, ne fait pas le PNB d’un pays comme la France.

Les précieuses ressources dont notre peuple et nos entreprises ont le plus grand besoin pour produire sans cesse plus de richesse, est-il normal que nous les prêtions aux riches ?

Vous étiez au gouvernement quand l’Algérie était en cessation de paiement au début des années 1990. Comment a-t-on pu éviter l’effondrement du pays ?

J’étais aux Finances, suite aux événements d’octobre 88 (500 morts en une semaine) qui nous ont conduits tout près de l’effondrement. Avec Kasdi Merbah nous avons eu, durant les neuf mois de son gouvernement, à gérer un incendie déclaré : endettement meurtrier, le service annuel de la dette représentait 70% des recettes. En d’autres termes, à chaque fois que l’Algérie percevait un revenu de cent dollars par exemple, 70 allaient au remboursement de la dette ; zéro dollar de réserves de change ! En neuf mois, on ne pouvait au mieux qu’éteindre le feu. Un an plus tard, l’Algérie, sous le gouvernement Hamrouche, se trouvait à nouveau en état de cessation de paiement. Une situation passée inaperçue parce que l’invasion du Koweït nous a valu, en l’espace de trois mois, une manne inespérée de 3 milliards de dollars.

J’héritais à ma prise de fonction à la tête du gouvernement d’un état de cessation de paiement. Ni Merbah en neuf mois, ni Hamrouche en deux ans, ni Ghozali en un an, ni Abdesselam en un an ne pouvaient mieux faire que gérer l’urgence en redressant la balance de paiement au moyen de prêts du FMI et de l’Union européenne.

Durant la période 92-97 le terrorisme n’a visé qu’à déstabiliser l’État. Les tenants de la violence avaient beau jeu d’exploiter à leur profit la détresse sociale et économique, terreau du terrorisme accumulé par l’État défaillant.

Nous n’avons pas tiré les leçons de cette tragique période, qui fut la suite logique de l’incurie montante de l’après Boumediene et nous avons continué à dépenser sans produire. Nous persévérons depuis quinze ans dans l’insouciance poussée jusqu’à la gabegie. Aux mêmes causes les mêmes effets

Faites-vous partie de l’instance de concertation et de suivi de l’opposition ?

Ils m’ont fait l’honneur de m’informer et de me consulter. Je continuerai à encourager l’initiative sans en faire partie cependant. Pas encore. J’ai promis d’apporter ma contribution à tout effort visant à rapprocher les Algériens les uns des autres, à échanger leurs idées, à débattre entre eux, à aller vers le peuple et l’habituer à les voir ensemble.

Cela demandera beaucoup de patience et de temps : la question n’est donc pas d’être contre ou pour une démarche qui attend d’être clairement structurée. Je continue à croire avec force à un travail préalable : se parler sur des questions qui intéressent les Algériens, tenir des meetings chaque jour et habituer les Algériens à cela.

Ce pouvoir n’est attentif qu’à deux types de forces : les forces capables de nuisance et les forces qui sont crédibles aux yeux de la population. Si on exclut le premier choix, celui de la nuisance, il faut de la patience et de la constance pour construire la crédibilité d’une force sociale.

Trouvez-vous qu’il y a de la précipitation dans leur démarche ?

Je pense que la plupart des membres sont animés d’une bonne volonté. Ils veulent « faire quelque chose ». Cela dit, quand on est devant une situation grave et qu’on se met à dire « qu’il faut absolument faire quelque chose », on risque de faire dans l’activisme et tomber dans la précipitation. Donc, j’estime qu’il faut avoir l’approche scientifique et froide, celle d’un médecin devant un malade. Un médecin ne dira jamais : il faut faire quelque chose. Il diagnostique un cas et prescrit un remède. Il faut éviter d’agir comme si on s’attendait à des résultats immédiats. Or, il n’y a pas de résultats immédiats, quelle que soit l’action, ni de baguette magique, ni d’hommes providentiels ! Il y a un travail citoyen à faire et ça prendra du temps. Attachons-nous à être les plus nombreux à faire ce travail.

Que pensez-vous des revendications de cette partie de l’opposition ?

Le problème est qu’on parle de majorité et d’opposition comme si on était en Angleterre ou en Suède. En Algérie, les partis dominants sont ceux qui acceptent de se soumettre en des appendices du pouvoir. Ils n’ont aucun ancrage dans la société. D’autres sont marginalisés et/ou interdits, et/ou exclus. Nous avons aussi des citoyens ou des partis animés de bonne volonté et qui refusent de courber l’échine. Mais cela ne suffit pas pour mériter le qualificatif d’opposition. L’opposition a un statut et des attributions reconnues. Or, le pouvoir politique rejette toute idée d’opposition. L’interdiction de notre parti, le Front démocratique, en est le meilleur exemple.

Donc, vous êtes contre une élection présidentielle anticipée ?

Je ne partage pas cette approche parce qu’elle consiste à succomber à la manœuvre de diversion permanente, qui consiste à distraire sans cesse plus l’attention par rapport aux vrais problèmes. Le président est un problème mais ce n’est pas le principal problème de l’Algérie. Personnellement, je pense qu’on braque les projecteurs sur un poste ou une personne malade pour qu’on puisse cacher le vrai malade : le régime. La maladie d’un homme, ce n’est pas rien bien sûr, mais la menace de base est la maladie de tout un régime moribond et qui refuse de changer.

De qui ce régime malade est-il constitué ? Voulez-vous parler de l’Armée ?

Le pouvoir politique n’est pas entre les mains décrites explicitement dans la Constitution et les lois. De même que porter un grade militaire ou servir dans les Services ne signifie pas forcément l’implication dans la décision politique. Le pouvoir politique est détenu par un système contenu dans une partie seulement, d’une partie de l’Armée et qui s’est ramifiée à travers l’administration, les médias, la société civile et militaire, la population. Et ne cherchez pas à mettre des noms de personnes parce que les personnes disparaissent et la machinerie continuera à fonctionner. C’est un pouvoir occulte qui n’est ni assumé ni apparent. Depuis au moins 20 ans, je dis que nous avons besoin de changement.

Mais aucun changement n’est raisonnablement envisageable sans l’Armée et encore moins contre l’Armée. Je ne cesse de le répéter depuis vingt ans. Le changement est inéluctable. Aussi, faut-il que le pouvoir actuel ne se montre pas sourd au point de susciter un changement malgré l’Armée, ce qui ne préfigurerait rien de bon pour le pays.

Quel rôle doit-elle jouer dans un processus de changement ?

Quel que soit le rôle qu’elle aura à jouer, il doit être écrit, institutionnalisé, transparent mais jamais tacite ou occulte. Cela veut dire qu’il doit être écrit noir sur blanc, gravé sur le marbre à l’instar de ce qui s’est produit en Turquie. Personnellement, je vois le changement avec un rôle dévolu à l’Armée républicaine de protection des institutions et de l’Algérie contre toutes les dérives. Mais l’Armée ne doit plus s’impliquer dans la décision politique. Ce système de protection dans la situation actuelle du pays pourrait durer jusqu’à 30 ans en attendant que toutes les forces sociales et politiques authentiques arrivent à maturité.

Donc, l’Armée ne peut pas se limiter à ses missions constitutionnelles actuelles dans un pays comme le nôtre ?

Oui, dans un pays comme l’Algérie, l’Armée ne peut pas se limiter à ses missions constitutionnelles actuelles.

Vous êtes donc d’accord avec Hamrouche concernant le rôle de l’Armée ?

Oui, ou qu’il est d’accord avec moi. On ne peut pas diverger sur ce point comme sur beaucoup d’autres.

Que pensez-vous de l’initiative du FFS ?

Me demanderiez-vous mon opinion sur une démarche définie par ses propres initiateurs comme une « feuille blanche », et dont, de surcroit, je suis a priori exclu ? Donc, pas concerné.


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