La chronique de Benchicou. Faut-il toujours parler de l’après-Bouteflika ? 2. Comment l’armée a été neutralisée

Mohamed Benchikhou

Au soixantième anniversaire de l’insurrection algérienne, racontera-t-on plus tard, débarquèrent à Alger deux juges français venus enquêter sur les chefs de l’armée de ladite Algérie devenue indépendante. Le pays, alors livré à un homme impotent, se dirigeait vers l’apocalypse, on y agressait les préfets, la corruption se pratiquait à ciel ouvert et les policiers comme les chômeurs manifestaient dans les rues. Quelques voix alarmées se demandaient : « Mais que font les généraux ? », un peu comme on dirait : « Mais que fait la police ? », parlant d’une maison abandonnée impunément au pillage d’un groupe de malfaiteurs.

Que faisaient les généraux ? Eh bien, en ce 60e anniversaire de l’insurrection où le pays glissait dans l’incertain, ils étaient occupés à sauver leur propre tête ! L’affaire des moines de Tibhirine avait rebondi, en attendant que soit ficelée l’affaire du touriste français récemment assassiné. Nos généraux, qui furent si longtemps les maîtres des lieux, ne devenaient plus que des créatures devant un ordre supérieur, l’ordre de l’argent, l’ordre des puissants, celui basé un peu partout, à La Haye, à Washington, Paris ou Londres, là où l’on s’irrita, un jour, des orgueils mal placés de ce pays à la fois exotique et prétentieux, dont De Marenches, alors chef du SDECE, disait qu’il était « le prolongement naturel de la France » mais qu’on découvrit insolent, à l’image de son Président, un certain Zéroual qui, mécontent des propos de son homologue français Jacques Chirac sur l’Algérie jugés discourtois, refusa publiquement de lui serrer la main au siège de l’ONU, à New-York.

Nous étions en 1998. Ledit pays exotique, non content de sortir indemne d’une décennie de violence terroriste, arrivait à se remettre debout effrontément malgré le terrorisme, malgré le pétrole à son plus bas niveau, et parlait de s’engager, le malappris, dans une espèce de voie démocratique et patriotique qui l’aurait rendu incontrôlable. Il s’était même donné une constitution qui y consacrait l’alternance au pouvoir et l’option démocratique. Bref, un de ces pays chenapans qui oubliait de s’en tenir à son rang et qui allait voir ce qu’il allait voir. Il fallait faire démissionner ce général et ouvrir la voie à un successeur moins sourcilleux sur la souveraineté. Le subterfuge consistait alors à créer le malaise au sein de la hiérarchie militaire de sorte d’obtenir son départ de la scène politique. C’était l’époque sanglante des carnages de populations civiles qui, tous, eurent lieu (coïncidence ?) juste après l’adoption de la nouvelle Constitution de 1996 et l’armée était embarrassée par le fameux panel de l’ONU, la commission Soulier, la troïka et toutes ces ONG qui l’incriminaient. Il se profilait un jugement international de quelques chefs militaires. C’est toujours le chantage du jugement international qui bouleverse la stratégie militaire et agit sur l’architecture politique nationale.

Ce qui devait arriver arriva.

En été 1998, l’institution militaire annonce qu’elle renonce à être au centre du système politique et qu’elle va accélérer le retrait dans les casernes. Liamine Zéroual est poussé à la démission et l’ont fabrique de toutes pièces le fameux « transfert du pouvoir aux civils ».
Bouteflika s’installait sur les décombres d’une république avortée pendant que les chefs de l’armée faisaient étalage de leur toute récente conversion aux charmes de la neutralité, abusant des convenances de langage jusqu’à s’engager, par la voix de l’ancien chef d’état-major Mohamed Lamari à se soumettre au Président qui sortirait des urnes en 2004, « fût-il islamiste ». Bien entendu, le chef de l’état-major était le dernier à croire à sa propre formule. Elle n’en demeure pas moins maladroite. Il n’est jamais sans douleur d’entendre le chef d’une armée qui meurt au combat contre les intégristes promettre qu’il la mettrait, par légalisme étrange, sous les ordres d’un Président islamiste. Mais tel semble être le prix de la tête des généraux.

Bouteflika ne l’a jamais oublié. Ses quinze années à la tête du pays auront été quinze années de chantage permanent au jugement international, procédé redoutablement efficace pour mettre hors d’état de nuire la hiérarchie militaire. Bien qu’il soit inexact de réduire la politique algérienne à un procédé de la chicane, il est incontestable que le recours à l’épouvantail de La Haye fut constant, de l’interpellation du général Nezzar en Suisse à l’affaire du diplomate Hasseni, en passant par l’enquête onusienne sur l’attentat du 11 décembre ou l’assassinat des moines de Tibhirine.

Nous y sommes !

Les juges français, Marc Trévidic et Nathalie Poux, ne se sont pas déplacés à Alger pour faire du tourisme. Ils cherchent des éléments qui viendraient corroborer ou infirmer l’autre piste, celle des militaires algériens. Si l’on en croit la presse parisienne, le juge a quelques convictions intimes sur la participation des autorités algériennes à ce crime abject. Il veut exhumer les crânes afin de savoir si les décapitations sont post ou ante mortem, « ce qui renforcerait ou au contraire affaiblirait la thèse officielle du gouvernement algérien : la décapitation des moines par des hommes du Groupe islamique armé (GIA) », nous dit La Croix. Vraiment ? Il semble plutôt que l’on se dirige vers un nouveau débat à charge contre les chefs de l’armée algérienne avec, cette fois-ci, pour étayer les réquisitoires, les résultats de l’investigation menée en Algérie même. Il y a eu trop de passion, trop de crispations autour de ce drame pour que l’on retrouve de sitôt la sérénité. Il est à craindre que l’affaire ne se transforme en un de ses romans macabres à tiroirs, qui n’en finira jamais, ou seulement avec l’inculpation de quelques militaires algériens.

Tout cela, François Hollande et Abdelaziz Bouteflika le savaient. Mais alors pourquoi le second a-t-il concédé au premier l’autorisation de faire cette enquête ? Peut-être parce que l’Algérie n’a plus la puissance de dire non à l’ancien colonisateur. Sans doute aussi parce que l’un et l’autre se rejoignent dans une Algérie redevenue « prolongement naturel de la France »… Le premier parce qu’il y va du rayonnement de la France, le second pour éliminer une force qui l’empêchait de façonner à sa manière le pouvoir à vie. Alors, combien vaut la tête d’un général algérien ? On ne sait pas. En attendant de savoir, il faudra reconnaître à Marc Trévidic et Nathalie Poux d’avoir marqué le 60e anniversaire de l’insurrection algérienne de novembre 1954 à leur manière : mener la première investigation à charge, contre l’armée algérienne sur le sol algérien, depuis l’indépendance.

Nous y reviendrons dans la prochaine partie.


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