Il était à redouter que ces hommes-là fussent trop prestigieux pour nos puérils gouvernants. Ce fut, hélas, le cas. Les soldats Ahmed, Djilali ou Mohamed, combattants indigènes tombés entre les Vosges et l’Alsace, à Verdun ou du côté de la Marne, « Allahou Akbar ! » il y a cent ans, quand le monde pliait sous le poids de la bête immonde, viennent d’être tués une seconde fois, d’un coup de plume. « Ils ont laissé leur vie en France pour la liberté de notre pays », dit le ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian, . Morts pour la liberté de la seule France, eux, Ahmed, Djilali ou Mohamed, sans patrie et sans destin ? On a laissé dire et écrire cela ! Il ne s’est trouvé donc personne parmi la cohorte de « communicants » du pouvoir algérien pour dire que ces hommes, dans cette guerre mondiale, sont morts d’abord pour la libération du monde ? Il n’y avait personne parmi les gros bras du nationalisme algérien pour préciser que ces martyrs sont allés jusqu’au bout de cette guerre devenue la leur parce que, précisément, elle conduisait à la délivrance des hommes ?
Une si salutaire précision aurait épargné à nos grands-pères soldats l’outrage de rester dans la postérité comme des supplétifs, de leur restituer leur dignité, d’affirmer la voix algérienne et d’avorter la controverse qui a entouré la décision d’envoyer trois militaires algériens participer, à Paris, au nom de leur pays, au défilé du 14 juillet que le gouvernement français a judicieusement couplé avec la célébration du centenaire de la Première Guerre mondiale. Cette polémique sans panache, entretenue par les sorciers de la haine et de la rancœur qui prospèrent sur les deux rives a achevé de ternir le blason de nos martyrs et celui de la nation. « Que viennent-ils faire chez nous, ces enfants de fellaghas ? », a-t-on entendu dans la bouche d’une certaine France engoncée dans la haine et le ressentiment, celle-là qui s’était offusquée du spectacle de supporters algériens défilant, joyeusement, sous ce même arc de triomphe, aux cris de « One two three viva l’Algérie », drapeau national à la main. « Que vont-ils faire chez eux, célébrer la fête des anciens colons ? », répliquaient, sur l’autre rive, les chapelles du nationalisme et de l’islamisme.
Il ne s’est trouvé personne, parmi ceux qu’on appelle les « communicants du pouvoir algérien », pourtant prolixes quand il s’agit de débiter des sottises électoralistes, pour placer cette initiative dans un devoir de reconnaissance envers les morts prestigieux, dans la nécessité historique d’affirmer haut et fort haut et fort la part de l’Algérien de Verdun comme celui de Monte Cassino, 30 ans plus tard, dans la libération du monde. Pour ce seul mérite, la jeunesse algérienne de 2014 avait le droit, arraché à l’histoire, de parader sous l’arc de triomphe, le drapeau algérien à la main. Le gouvernement algérien encourage chez sa jeunesse la diversion par le football et l’inculture. Jamais le savoir. Trois ministres algériens, dont celui de la Communication, ont été chargés d’accueillir les supporters algériens à leur retour du Brésil ; pas un seul n’a été délégué pour expliquer à l’opinion nationale la portée de l’initiative.
Le président algérien se doutait bien de tout cela. Mais seuls comptent son agenda, ses petites cachotteries et ses messes basses, toutes ces prérogatives dérisoires qui, dans la république archaïque où nous vivons, tiennent lieu de diplomatie. La souveraineté, la repentance, l’indépendance ou la mémoire ? De simples mots dans un jeu de Scrabble, rien que des mots, des paroles, des gazouillis qui ne relèvent plus du différend historique mais du cabotinage conjugal, cette pratique un peu malsaine qui consiste à rappeler au conjoint un antécédent fâcheux chaque fois qu’on éprouve le besoin de lui extorquer une nouvelle déclaration d’amour. Selon les réponses qu’il reçoit de la France, le président algérien peut ainsi passer de la plus grande «indignation» à la plus béate des indulgences. Voilà 15 ans que Paris s’accommode des déformations œdipiennes de notre chef d’État et qu’elle sacrifie aux simulacres. Le Maroc a eu sa saison en France ? Alors l’Algérie aura la sienne, une kermesse culturelle d’une année, à Paris, une procession de galas, d’expositions de toutes sortes, de films et de pièces de théâtre proposés au public parisien au moment où Alger ne dispose même pas d’une salle de cinéma digne de ce nom ! Voilà qu’arrive le tour des cendres illustres de brûler dans les calumets de la basse politique. Bouteflika envoie ces soldats parader sur les Champs-Elysées sans tenir compte du contexte, ainsi qu’il le fit pour ce match de football France-Algérie, en octobre 2001, que ne justifiait ni le niveau respectif des deux équipes ni le moment et qui se termina par un envahissement du terrain, des incidents qui restent, dans la mémoire des Français, l’un des souvenirs les plus traumatisants de ces dernières années.
Le ministre algérien de la Communication, qui aime à rappeler que sa mission est de rétablir l’image de l’Algérie, devrait réaliser l’impossibilité de la tâche. On ne rétablit pas la respectabilité d’un pays géré dans le déshonneur. Communication n’est pas bavardage. Quant aux martyrs, ils attendront.
Ils ne se faisaient sans doute aucune illusion sur la piètre mémoire humaine. Peut-être même nous pardonneront-ils nos amnésies, eux qui se sont battus pour un monde libéré et probablement oublieux, oublieux mais libéré, beau, insouciant et qui ne saurait rien de ses soldats indigènes.