La chronique de Benchicou : Alger, le jour d’avant

C’était un mercredi, racontera-t-on plus tard, un mercredi 16 avril, jour du Savoir et de Ben Badis, ainsi que l’on disait du temps où l’on aimait user de phrases grandiloquentes pour se donner une grandeur et un avenir. C’était un mercredi, dernier jour avant extinction, un jour que l’on avait oublié Ben Badis pour regarder Bouteflika nous emporter dans sa propre mort.

« Les Algériens vivent dans cette attente, une vraie fin du monde, totale, définitive (…) C’est fascinant, regarder mourir M. Bouteflika », avait écrit, ce jour-là, un écrivain du nom de Sansal, dont se rappellera ou pas, c’est selon, allez savoir, dans un pays où Ben Badis a perdu sa place dans les mémoires.

C’était un mercredi et l’on avait secrètement fait une dernière prière avant le dernier triomphe des dinosaures. Quelques-uns, parmi nous, avaient cherché quelques prétextes d’espérer, du côté de « ceux qui savent »,  les journalistes de Paris, les érudits, les universitaires… Mais non ! Eux aussi pensaient comme nous. Même les grands reporters venus du monde libre et qui, il y a 15 ans du temps où l’amuseur amusait, avaient décrété ce qui est bien pour nous (« Un civil à la place d’un pouvoir militaire, vous verrez, c’est un civil providentiel, gage de démocratie, d’une République moderne. Vous verrez … »), même eux, 15 ans après nous avoir décrit le monde magique de Bouteflika, « une république comme on en montre à la télévision, avec de belles femmes, la joie de vivre, la souveraineté populaire, le travail pour tous, l’État de droit, le savoir, la culture, l’alternance au pouvoir … », même eux nous annoncèrent dans Le Point, que « l’Algérie est programmée pour la banqueroute », après avoir découvert dans Le Figaro « l’Algérie du chômage, du désespoir et de l’amertume », allant jusqu’à affirmer dans L’Express que « l’argent du pétrole a alimenté la corruption » et que « l’Algérie a un besoin urgent d’une nouvelle gouvernance ». Il en fut jusqu’à TF1, autrefois boîte de l’émerveillement bouteflikien, pour se rabattre, de guerre lasse, sur « la Casbah désabusée par 15 ans de règne du président Bouteflika ».

C’était donc un mercredi, dernier jour avant l’extinction et l’on ne savait plus vers quelle figure se tourner pour se nourrir d’une nouvelle illusion. On avait, certes, trouvé une vague interview de l’autre écrivain, Yasmina Khadra, sur la chaîne France 24. Il s’était emporté contre « cette fatalité de croire que tout est verrouillé », appelant ses compatriotes à aller voter pour « chasser ce régime autiste » mais c’était pour, aussitôt, rappeler que les élections précédentes n’ont été transparentes, « à aucun moment, car c’est un sport national chez nous ».

Nous nous tournâmes, un moment, vers Noureddine Boukrouh qui rêva tout haut, ce jour-là, dans le Soir d’Algérie d’un second tour et même, miracle de l’hallucination, d’une défaite de Bouteflika ! Hélas, la brillante incantation de l’ancien ministre reposait toute entière sur un hadith du Prophète, « Ma communauté ne saurait s’entendre sur une erreur », hadith généreux mais depuis longtemps remplacé par celui de nos nouveaux maîtres, revêtus des habits de Dieu : « Ô croyants, votez en bons et fidèles dévots, votez pour l’homme qui a fait l’objet d’un choix divin et n’oubliez pas que les élections servent aux humains pour accomplir le geste de Dieu ! » C’est ainsi, du reste, que nous avons porté complaisamment le joug de la félicité publique. Et que nous l’avons régulièrement élu.

Voilà 15 ans qu’il gouverne avec les choses du ciel puisque les choses du ciel ne se discutent pas. Depuis quinze siècles, avons-nous fini par apprendre, depuis 15 siècles, il y a le fort et le faible, le bon et le mauvais, ce qui est grand et ce qui est bas, le juste et l’injuste, le rusé et le niais, le généreux et le cupide, le félin et le bétail … Et rien de tout cela ne doit changer !

C’était un mercredi et il était déjà tard pour nos désillusions. À défaut d’avoir pu construire un avenir pour nos enfants, il nous reste à attendre que nos enfants reconstruisent notre passé. Pour régner, les nouveaux dieux avaient sali nos épopées. Ils avaient travesti les mémoires et organisé l’ignorance. Ils croyaient avoir vaincu le soleil.

Avant que Bouteflika nous emporte dans sa propre mort, nous l’entendrons, hagard et désorienté, demander à ce peuple humilié : « Dis-moi le secret de tes enfants,-toi que j’ai voulu honnête, soumis, zélé, droit et bovin. À qui sont donc ces ombres qui occupent mes rues ?  D’où te vient cette progéniture insurgée, toi qui n’avais plus rien à raconter à tes enfants ? Où et quand ont-ils donc grandi dans cette fureur de vivre … Intacts de tes naïvetés … Libérés de tes pudeurs … Vierges de tes lâchetés…Affranchis de tes promesses … Délivrés de tes peurs … Émancipés de tes connivences … »

Il s’en ira, à jamais, avec cette vérité écrite sur le front du destin : « Ce ne sont pas les mercenaires qui font l’histoire. C’est, depuis toujours, l’affaire des mioches des gens abandonnés ».

C’était un mercredi, le dernier avant extinction.


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