La chronique de Benchicou : souvenirs de Jobard Land (2)

Ce fut cette année-là, racontera-t-on plus tard, l’année des élections et de la Coupe du monde, ce fut cette année-là, pendant qu’un Premier ministre essayait de nous faire rire et que le chanteur Khaled arrivait à nous faire pleurer de honte, ce fut cette année-là qu’on découvrit l’ampleur de la fièvre et que l’Algérie bascula dans l’inimaginable. Jobard Land était encore ouvert et Sellal revenait de Mascara. On se doutait bien qu’il n’allait pas rater, lui l’admirateur de Kaci Tizi-Ouzou, l’occasion de nous sortir une blague de son cru à partir de la ville des calembours. Abdelmalek  Sellal l’a fait avec panache. « Au cours du quatrième mandat de Bouteflika, nous transformerons Mascara en la Californie ! ». La Californie ! En cinq ans ! Pensez donc ! Los Angeles, Hollywood, San Francisco …

Mais avec quels  nouveaux moyens notre chef du gouvernement érigerait-il en cinq ans cette Californie qu’il n’aura pu édifier en 15 ans ? Depuis 2001, les caisses de l’État n’ont cessé de déborder de dollars et on n’a bâti aucune Californie nulle part. En quinze ans, Bouteflika n’aura pas diminué d’un seul dinar la facture alimentaire du pays. Les fonds destinés à l’agriculture ont échoué dans la poche des copains Dalton. Quelques-uns sont déjà célèbres pour leur impunité : le préfet Bouricha qui « revendait » pour son compte des terres agricoles appartenant à l’État ;  Saïd Barkat, ancien ministre de l’Agriculture et qui aurait détourné 70% des aides agricoles destinées à 14 départements du Sud algérien, si l’on en croit El Watan du 21 janvier 2010.

D’autres Dalton détrousseurs de l’argent de l’agriculture sont, eux, renommés pour avoir non seulement évité la prison mais gravi les marches qui mènent au plus haut sommet du pouvoir, tel l’ancien président de l’Assemblée nationale, Amar Saâdani et actuel chef du FLN qu’on accuse d’avoir détourné des fonds publics du programme de soutien au développement de la steppe … Du reste, personne n’a jamais su dans quel coffre personnel a fini l’argent (on parle de 1 000 milliards de dinars) du dernier plan de « développement de l’agriculture » 2010 – 2014, ni ce qu’il est advenu du ministre de l’Agriculture et du Développement rural, Saïd Barkat. Mais l’essentiel, n’est-ce-pas, est que Abdelaziz ait toujours été réélu haut la main.

Aujourd’hui, c’est trop tard pour la Californie, trop tard pour Mascara : les caisses sont vides. Le jongleur Sellal le sait. Les économistes algériens le savent, à l’exception du chanteur-économiste Khaled qui persiste à louer l’œuvre de Bouteflika « qui a remboursé la dette du pays et prêté de l’argent au FMI ». Mais voilà : un ancien conseiller et directeur de la stratégie au ministère de l’Énergie et des Mines, analysant le scénario très probable d’effondrement du prix des hydrocarbures, nous dit le contraire dans El-Watan du 3 avril : l’Algérie sera en situation d’endettement dès 2015 et atteindra dès 2016 le double de l’endettement de 1994, mais chaque année notre pays verra son endettement augmenter de 62 milliards de dollars, atteignant les 200 milliards dès 2018 ! Parce qu’il n’a pas diversifié l’économie nationale malgré un afflux financier sans précédent, Bouteflika laisse une Algérie d’agonie : le pétrole n’assurera pas la survie !  «  Le Fonds de régulation (FRR) disparaîtra dès 2017 et l’Algérie devra faire des choix budgétaires sévères et impopulaires : plus de subventions, licenciements de fonctionnaires et d’employés des EPE, réduction drastique des investissements … ».

Trou noir ? Cela veut dire quoi ? Réponse de l’expert : « Concrètement, cela signifie : des fonctionnaires sans salaire ou licenciés, suppression des subventions des produits de première nécessité, hausse du prix à la pompe des carburants (ex : le diesel à 150 DA/litre, soit un plein de 40 litres à 6 000 DA), eau et électricité inaccessibles aux foyers à faibles revenus (retour à la bougie et au charbon de bois).  Plus grave encore, absence de subventions du secteur public économique, absence d’emploi, suppression des budgets santé, éducation. Enfin, remise en cause de la protection sociale (familles à revenu modeste, Moudjahidine, retraités) ».

Mais alors, tout s’éclaire : Sellal ne parlait pas de la Californie agricole, ni de celle des hautes technologies, mais seulement de la Californie du Disney Land. Un parc Jobard Land à Mascara ouvert toute l’année ? Voilà qui consacrerait le génie national de la fuite en avant. Sellal et Bouteflika, dans le futur pays ruiné, promettent mieux que les amusements banals de Frontierland, les secrets de la Conquête de l’Ouest,  le Far West légendaire ou encore les frissons dans le Phantom Manor. Ils vont plus loin que Home of Future Living de Space Mountain ou les navettes volantes de Discoveryland.

Eux, ils promettent directement la lune !

Ce fut cette année-là, racontera-t-on plus tard, l’année des élections et de la Coupe du monde. Ce fut cette année-là, l’année que l’on avait passée à vouloir tout oublier et, comme dit Proust, à peindre le passé, tels de mauvais peintres, avec des couleurs sans vérité, l’année où un Premier ministre essayait de nous faire rire, cette année qui précéda le chaos. L’année de l’absurde, l’année du scrutin et de la Coupe du monde, ce fut cette année-là qu’on revint sur terre et qu’on découvrit que Jobard Land n’était qu’une invention pour jobards, que le drame n’était pas à la mesure de l’homme, que Khaled n’est pas Aïcha, que des hommes de dix-huit ans hurlaient de douleur à Ghardaïa et à Bejaia, dix-huit ans, l’âge qu’avait cet autre enfant de Bejaïa, jeune homme aux cheveux noirs abondants et crépus, quand il se produisit pour la première fois devant un public, à la salle El-Mouggar, en ouverture de rideau du spectacle d’Areski Belkacem et Brigitte Fontaine.

Il s’appelait Djamel Allam, il chantait l’amour, la justice, le bonheur, l’espoir, tout ce que demandent ces hommes de dix-huit ans qui hurlent et que personne n’écoute, comme dans Oran du temps de la peste, au plus fort de l’absurde, au plus fort de l’épidémie,  quand nul ne voulait rien entendre, quand on avait continué à faire des affaires, de l’argent, une vie ordinaire, bien remplie, les mêmes promenades « sur le même boulevard », les mêmes restaurants bruyants et les mêmes terrasses de bistrots, Dieu et les affaires, cité de l’argent et des habitudes, sans rien voir venir de ce printemps fatidique qui menaçait d’emporter la Nation.  Aujourd’hui, Jobard Land va fermer, nous sommes revenus sur terre, Djamel Allam chante pour Bouteflika et Aïcha est morte. « Moi je vaux mieux que tout ça », disait-elle.

Non, le fléau n’est pas à la mesure de l’homme.


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