ENTRETIEN. Mokdad Sifi : « Abdelaziz Bouteflika n’est pas venu tout seul en 1999 ! »

Mokdad Sifi

L’Instance de concertation et de suivi (Icso) appelle à manifester le 24 février contre le gaz de schiste. Allez-vous descendre dans la rue ?

Je n’ai pas envisagé de prendre part à ces manifestations.

Donc vous ne participerez pas ?

Non. Je ne vois pas d’utilité à cette manifestation. L’exploitation du gaz de schiste est un problème parmi tant d’autres. Et il est même secondaire par rapport au reste, comme le problème de la politique énergétique du pays et de la stratégie plus globale du développement du pays.

Est-ce que l’exploitation du gaz de schiste est vraiment une nécessité pour l’Algérie ?

L’exploitation du gaz de schiste peut être une nécessité pour l’avenir. Cela dit, il est connu que l’Algérie ne fait pas suffisamment de prospection (de gaz conventionnel). Des potentialités existent au sud et au nord et elles sont nettement plus rentables que le gaz de schiste.

Donc pourquoi nous ne faisons pas de la prospection de gaz et de pétrole conventionnels avant d’envisager l’exploitation du gaz de schiste ? D’ici là, la technologie d’extraction du gaz de schiste aura encore évolué et sera moins nocive pour l’environnement.

Comment évaluez-vous la gestion de ce dossier par le gouvernement ?

Avant de mettre en œuvre une opération de forage-test de gaz de schiste, il est nécessaire de convaincre la population et de l’associer au projet. Mais le manque de clarté de notre politique est un problème qui se pose dans tous les domaines, pas uniquement celui de l’énergie. Nous n’avons pas de vision ou de stratégie qu’il s’agisse de gaz de schiste, de gaz et de pétrole conventionnels, d’économie, de finances, d’éducation ou d’université. Nous vivons au jour le jour.

Donc la gestion du gouvernement est mauvaise dans tous les domaines, selon vous ?

Les faits sont têtus ! Est-ce que le secteur du commerce est bien géré par exemple ? Non. Comment peut-on imaginer une économie de marché sans encadrement, régulation et arbitrage de l’Etat qui est responsable de la protection des règles de la concurrence. En fait, comment peut-on imaginer une économie de marché sans un conseil de la concurrence qui a été gelé depuis sa création et son installation en août 1995. Aujourd’hui, on se retrouve avec un marché informel qui représente plus de 50% de l’économie, auquel on cherche des solutions en organisant des séminaires.

Vous avez dirigé le gouvernement entre 1994 et 1995. Est-ce que la méthode de gestion était différente à l’époque ?

Les ministres de mon équipe étaient d’abord des membres du gouvernement avant d’être des « ministres sectoriels ». Cela veut dire chaque ministre était responsable de toute décision émanant du gouvernement même s’il ne s’agissait pas de son secteur. Un ministre de la Santé par exemple était aussi responsable que les autres des décisions prises dans le domaine des finances.

Nous avons travaillé sur un programme précis, clair et suivi de très près. Mon gouvernement rendait des comptes au Conseil national de transition (CNT) tous les six mois. Et chaque ministre était chargé de suivre les activités d’une, de deux ou trois wilayas pour le compte du gouvernement.

Actuellement, j’ai l’impression que les ministres n’ont pas le droit à l’initiative, même au niveau de leurs propres secteurs. En fait, j’ai l’impression que le pouvoir ou le gouvernement ne se préoccupe pas de ce qui se passe et se contente de gérer au jour le jour, alors que la situation préoccupait tout le monde auparavant.

Qu’est ce qui a changé ?

Aujourd’hui, tout est centralisé au plus haut niveau. Le secrétaire général d’une commune de 50.000 habitants ou plus est nommé par décret présidentiel ! A mon époque, les ministres étaient appelés à réfléchir et à proposer toute initiative possible. Pour le sud du pays par exemple, nous avions mis en place un programme spécial de développement alors que le prix du baril de pétrole se situait entre 12 et 14 dollars. En matière d’impôts par exemple, nous avons réduit le taux de l’IRG de 75% pour les habitants des quatre wilayas du grand sud et de 50% pour les habitants des neuf autres wilayas de la région. Nous avons attribué des terrains au dinar symbolique pour tous ceux qui pouvaient investir et nous avons pris en charge les frais de transport de certains denrées alimentaires pour que leur prix soit le même au sud et au nord du pays. Ce programme a été gelé depuis 1996.

Pourquoi les ministres n’ont-ils plus le droit à l’initiative ?

Peut-être qu’ils ne sont pas responsabilisés. Dans un gouvernement cohérent, un ministre de l’Agriculture ne se plaindrait pas du ministre du Commerce concernant les prix de la pomme de terre. Un ministre ne tenterait pas de rejeter la responsabilité sur son collègue.

Mais qui est responsable de cette situation ? Le président Bouteflika ?

Je ne veux pas et je n’aime pas me focaliser sur les personnes. Mais le Président a eu, effectivement, à maltraiter des ministres devant les caméras de la télévision en les traitant de menteurs par exemple. Quelle crédibilité auront ces ministres vis-à-vis de l’opinion publique et vis-à-vis de leurs propres collaborateurs ? Comment pourraient-ils se sentir responsables et prendre des initiatives ? Cela dit, c’est aussi la faute du ministre qui ne doit pas accepter d’être malmené. On sait très bien qu’il y a des gens qu’on ne peut pas malmener. Donc on choisit des gens en conséquence.

Vous êtes aujourd’hui très critique sur la gestion du gouvernement. Est-ce que le vôtre a enregistré de meilleurs résultats notamment sur le plan économique ?

Pour exemple, en 1995, nous avons enregistré un taux de croissance économique qui était le plus élevé depuis dix ans (1985). En 1995, nous avons également réalisé 187.000 logements avec des moyens algériens contre 80.000 en 1994 et 40.000 en 1993. Si on n’avait pas enregistré des résultats, la société ne nous aurait pas crus et ne serait pas allé voter massivement en 1995 (malgré la menace du GIA, ndlr) !

Qu’est-ce qu’on a fait en 15 ans ? Entre 1970 et 1978, donc durant seulement huit ans d’industrialisation, on a construit des raffineries produisant, au total, quelques 20 millions de tonnes de carburants. Aujourd’hui, on importe du carburant alors que nous sommes exportateurs de pétrole ? Pourquoi ? Qu’est-ce qu’on a fait en 15 ans ? Aujourd’hui, nous consommons 18 millions de tonnes de ciment dont 12 millions sont produits par des cimenteries réalisés entre 1970 et 1978. Qu’est-ce qu’on a fait en 15 ans ?

Pourquoi Zeroual vous a-t-il donc demandé de démissionner ?

Je ne sais pas.

Vous avez certainement une idée vingt ans après votre démission ?

Peut-être que certains lui ont conseillé de le faire.

Vous pensez à qui ?

Ceux qui étaient proches de lui. Ce que je sais, c’est que certaines décisions ont été prises après mon départ. Des décisions que je n’aurais jamais prises.

Quelles sont ces décisions ?

L’emprisonnement des cadres, la dissolution des entreprises et la privatisation des entreprises sans respecter la loi. Avant mon départ, on avait préparé une loi qui prévoyait des précautions concernant la privatisation des entreprises dont une commission nationale de vérification des dossiers de privatisations, présidée par un magistrat. Cette commission n’a finalement traité aucun dossier et les privatisations ont été faites sans vérification.

Vous parlez de la gestion de M. Ouyahia…

Vous n’avez même pas besoin de poser la question. Ce sont les faits qui m’intéressent et pas les personnes. Les faits disent que des cadres ont été mis en prison avant d’être acquittés six ou sept ans après.

Donc vous pensez que vous avez été amené à quitter le gouvernement pour cette raison?

Non, je ne dis pas cela mais je ne vous interdit pas de le penser. Je sais seulement que ces décisions ont été prises après mon départ.

Est-ce que la Charte pour la paix et la réconciliation nationale s’inscrit dans le prolongement de ce qui a été entamé par Zeroual : la loi de la Rahma ?

Non ! Dans le cadre de la loi de la Rahma, les repentis devaient être jugés avant de bénéficier ensuite d’une diminution de leurs peines ou d’une grâce présidentielle. En 1999, quand j’étais candidat à la présidentielle, j’avais parlé de vérité et justice. On ne peut parler de réconciliation qu’après avoir rétabli la vérité et rendu justice aux victimes. On ne peut pas et on n’a pas le droit d’effacer des crimes.

Doit-on se préparer à la menace Daech ?

Aujourd’hui plus qu’hier, l’Algérie doit se préparer à tout ce qui peut lui porter préjudice et prendre ses précautions vu ce qui se passe en Libye, en Tunisie et en France. L’Algérie doit impérativement se considérer comme étant en danger et se préparer en conséquence. Elle doit puiser sa force dans ses moyens, sa société, ses institutions et son pouvoir. Cela veut dire qu’il est nécessaire que la société puisse être solidaire avec le pouvoir et qu’elle ait confiance en lui. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui car nous sommes faibles.

Est-ce que l’Algérie pourrait se retrouver dans une situation semblable à celle des années 1990 ?

Oui ! Il ne faut pas oublier que les années 1990 ne sont que la conséquence de la mauvaise gestion du pays dans les années 1980. Pendant cette période, le prix du pétrole est monté au-dessus des 40 dollars. Nous avons payé la dette par anticipation et nous avons commencé à importer sans réfléchir. En 1986, le baril est descendu à 6 dollars. Je me souviens d’un conseil interministériel, tenu en 1987, pour préparer le programme général d’importations pour l’année 1988. Un conseil auquel j’avais assisté en tant que Secrétaire général du ministère des Finances. Dans cette réunion, un ministre s’était opposé au maintien des importations. Le chef du gouvernement de l’époque (Brahimi) lui a répondu : Tu veux abattre le régime ? Le gouvernement a maintenu les importations et le niveau des dépenses. Résultat : nous avons complètement épuisé nos réserves. Nous avons donc emprunté à court terme pour importer. Le service de la dette est devenu supérieur aux recettes. Quand je suis arrivé au gouvernement, on avait huit milliards de recettes et neuf milliards de services de dette à payer. On a voulu régler le problème par l’ouverture et le pluralisme. Cela a donné lieu à l’émergence du FIS et à la violence.

Comment sortir de l’impasse ?

Par un changement pacifique qui doit se faire en toute urgence. Le pouvoir doit passer la main à un gouvernement de transition.

Comment cela pourrait-il se faire ?

On peut en débattre.

Vous avez assisté à une réunion de l’Instance de concertation et de suivi (Icso) et vous avez reçu une délégation du FFS. Mais vous n’adhérez à aucune initiative ?

Sur le principe, je suis avec l’Icso. Mais je leur dit qu’il faut d’abord mobiliser les citoyens et expliquer la démarche. Pour moi par exemple, le changement n’est pas un changement de personnes mais le changement de tout un système qui va nécessiter beaucoup de temps et de sacrifices.

Vous dites que l’institution militaire doit sécuriser la transition. Comment ?

L’ANP est l’institution la plus structurée dans le pays et il s’agit d’un grand acquis. Elle doit garantir la transition et ne doit pas avoir des intérêts partisans.

A-t-elle eu des intérêts partisans jusqu’à maintenant ?

Je ne sais pas. Par contre, je sais que Abdelaziz Bouteflika n’est pas venu tout seul en 1999 !


Pour commenter nos articles, rendez-vous sur notre page Facebook,
en cliquant ici