L’Algérie vient de racheter, en 2015, et à trois fois son prix, un cadeau que le Président avait offert gracieusement, en 1999, à des investisseurs arabes. Voilà, succinctement, en quoi consiste le dernier scandale algérois. Mais Djezzy, ce n’est pas seulement la bagatelle de 2,6 milliards de dollars qu’il faudra sortir au prix d’endettements malvenus, c’est aussi un triste épisode de déchéance nationale, un scabreux moment de tractations politiciennes pour un quatrième mandat, une étrange histoire dans laquelle se retrouvent aventuriers arabes, escogriffes égyptiens, milliardaires russes…L’affaire Djezzy renvoie jusqu’à Tigantourine, tragique théâtre d’une prise d’otages qui a coûté la vie à plusieurs travailleurs, en janvier 2013.
Outre l’argent versé aux Russes et aux Égyptiens, l’Algérie, selon des informations qui nous sont parvenues, a fait d’importantes concessions gazières à des milliardaires de Moscou, comme nous le verrons dans la seconde partie.
Quel intérêt avait l’Algérie à se saigner en ces temps difficiles où chaque sou compte, pour contrôler une entreprise au prestige déclinant et dont la durée est limitée dans le temps ? La réponse est dans les affaires suspectes qu’a entretenues, dans la plus totale opacité, la présidence de la République entre 1999 et 2009. Les anciens propriétaires de Djezzy, qui étaient en conflit avec les autorités algériennes après la décision de ces dernières de leur infliger un redressement fiscal et de geler leurs transferts de devises, ont exercé un chantage sidérant : « Si vous n’achetez pas les parts au prix demandé, nous mettrons notre contentieux entre les mains d’un arbitrage international. »
Les dirigeants algériens furent immédiatement pris de panique. Qu’avait à craindre Bouteflika d’un traitement public du contentieux ?
C’est que, comme l’affaire Chakib Khelil, le dossier Djezzy comporte de graves atteintes à l’intérêt national, initiées et conduites par le clan présidentiel lui-même. Cela, Égyptiens et Russes le savaient et l’ont habilement exploité.
Revenons en arrière
L’affaire commence en 1999. Au centre : un homme d’affaires émirati, Mohamed Ali Al-Shorafa, dont les frasques et les combines, couvertes par les plus hautes autorités de l’État algérien, ne seront découvertes que plus tard. Al Shorafa était une vieille relation du Président Bouteflika qui l’avait connu à Abu Dhabi, lors de son long exil aux Emirats, dans les années 80. Responsable du protocole au sein du cabinet royal, il veillait, sur instruction du Président des Émirats Arabes Unis, Cheikh Zayed, au bon déroulement du séjour d’Abdelaziz Bouteflika. Dès que fut certifiée, en novembre 1998, la désignation d’Abdelaziz Bouteflika par la hiérarchie militaire comme futur Président de la République algérienne, Mohamed Al Shorafa sentit la bonne affaire et s’empressa de créer, le 11 décembre 1998 à Abu Dhabi, une modeste société familiale, dénommée United Eastern Group. C’est le gérant de cette petite firme inexpérimentée, sans prestige, sans fonds et sans patrimoine que Bouteflika présentera comme « grand partenaire arabe » et qu’il recevra avec tous les honneurs à la Présidence en juin 1999.
Al Shorafa entrera dans le monde des affaires algérien par la grande porte du palais d’El Mouradia. Insatiable, Al Shorafa voulait tous les marchés : la rénovation et l’extension du port d’Alger et de l’aéroport Houari-Boumediène, la construction du port de Djendjen, la zone franche de Bellara et, surtout, la deuxième licence de téléphonie mobile ! Mohamed Ali Al-Shorafa était surtout intéressé par le marché du réseau de téléphonie portable qu’il négociait au nom de de la firme égyptienne Orascom à laquelle il devait rétrocéder le marché.
Il allait de soi que l’homme d’affaires émirati demandait à Bouteflika des passe-droits. Il n’était pas question de passer par les avis d’appels d’offres, ni encore moins par la holding étatique Heelit, juridiquement propriétaire du réseau GSM.
La présidence de la République accepta de convenir avec Al Shorafa un marché de dupes au mépris des lois algériennes ce qui suscita une grosse colère parmi les cadres algériens et au sein du mode très fermé des opérateurs étrangers, dont beaucoup convoitaient le marché algérien.
Le quotidien Le Matin révèlera le scandale, ce qui lui valut d’être traîné devant…la justice algérienne par Al Shorafa !
En dépit de vaillantes mais trop discrètes résistances de l’administration algérienne des télécommunications, la forfaiture Djezzy se concrétisera le 4 août 1999. L’accord entre la petite SARL United Eastern Group et le gouvernement algérien sera signé entre Al Shorafa et le conseiller spécial de Bouteflika, Rachid Aïssat, devant les caméras de la télévision algérienne. Quelques semaines plus tard, le propriétaire de la firme égyptienne Orascom paraphait à Alger un accord exceptionnel : l’Algérie lui concédait le réseau GSM pour un montant de 800 millions de dollars, soit un tiers de moins que la licence payée par Méditel au Maroc alors que le PIB par tête des Algériens est deux fois plus élevé que celui des Marocains. Mais, pire, Orascom fut dispensée de mettre la main à la poche : ce furent les banques algériennes qui payèrent pour elle ! Son propriétaire, Naguib Sawiris, laissera échapper, devant les journalistes, ce cri de soulagement : « C’est un rêve qui se réalise ! » Comme on le comprend ! En 8 années d’activité, cette firme de téléphonie mobile avait dominé le marché (Djezzy, la filiale algérienne, comptait 14 millions d’abonnés) et réalisera un bénéfice astronomique.
Cette grave infraction à l’intérêt national fut conduite au pas de charge : les cadres algériens qui s’étaient opposés alors à l’arnaque furent congédiés et un juge algérois condamnera le directeur du Matin à trois mois de prison ferme.
L’Algérie ainsi bridée devint alors le paradis des escogriffes et le territoire des aventuriers. Fort de la protection du Président Bouteflika, Sawiris élargira son emprise sur l’économie algérienne et obtiendra deux cimenteries d’État (M’sila et Mascara) au moyen du même procédé retors : un montage financier de banques algériennes ! Il les revendra quelques mois plus tard, en septembre 2007, au géant français Lafarge, réalisant une plus-value exceptionnelle de l’ordre de 1,5 milliard de dollars sur le dos de l’Algérie.
Aujourd’hui, Sawiris, pourtant reconnu de fraudes diverses, s’autorise un chantage sur l’État algérien qui l’a aidé à prospérer ! Les Russes ont fait de même. Comment dit-on jackpot en russe ?
(A suivre)
M.B.
Mohamed BENCHICOU sera dimanche prochain, le 8 février 2015, au 21e Maghreb des livres, à l’hôtel de ville de Paris, 3 rue de Lobau, Paris 4ème. Il signera son dernier livre, «La mission» de 13h15 à 14h15.