La chronique de Benchicou. Le triomphe inattendu de l’écrivain (2)

Mohamed Benchikhou

Ce deuxième jour de bistrot, le frère de l’Arabe avait beaucoup bu et beaucoup parlé et l’écrivain avait regagné son domicile dans un état de sobriété dont il devinait bien qu’il ne serait pas sans conséquences. Il ne se doutait alors pas qu’il allait sauver, un tant soit peu, l’honneur des martyrs. En cette année du 60e anniversaire d’une guerre dont personne ne se rappelait plus si elle avait été gagnée ou perdue, en violation de leurs propres serments, les dirigeants de ce pays sans mémoire avaient oublié l’anniversaire et remplacé le nom des martyrs par celui des footballeurs. Le destin de la Nation, formellement mais solennellement placé entre les mains du peuple en novembre 1954, s’était retrouvé, un demi-siècle plus tard, entre les pieds de onze joueurs pour la plupart nés en France et à qui échut le devoir de sauver le prestige d’une patrie résolument sans mémoire et sans existence.

Le frère de l’Arabe avait longuement parlé. « Qu’ai-je fait d’autre que traverser, sous l’emblème de l’indépendance, le long chemin de la servitude qui ne nous a jamais quittés ? J’ai cru vivre à la place de mon frère, vivre l’existence promise ; je n’ai fait, en vérité, que végéter dans la longue inexistence qui l’attendait… Ils avaient surgi à la fin de la guerre des cendres encore brûlantes des combats, pour nous déposséder de nos triomphes. Ils avaient exhorté au sacrifice un peuple dont ils avaient besoin des emportements et des chimères, jusqu’à encourager ses folies et, une fois l’indépendance acquise, ils ont interdit la folie de l’honneur et effacé toute trace de bravoure. Peuple, tu n’auras rien à raconter à tes enfants, nous ont-ils dit. Jamais ils ne sauront que les hommes ont le degré de liberté que leur audace conquiert sur la peur… Nous travestirons les mémoires ; nous salirons vos épopées ! Nous dénaturerons le goût de l’honneur ! Nous farderons vos héros ! Nous les enrichirons ! Nous les momifierons ! Tu n’auras plus rien à raconter à tes enfants ! Pour toi, nous gouvernerons avec les habits de Dieu, et nos paroles deviendront sacrées. Pour toi, nous inventerons les guerres fratricides, le socialisme spécifique, la révolution agraire, l’état d’urgence, la censure, l’autorisation de sortie du territoire national,  le vendredi, le FIS, la démocratie responsable, la santé pour tous, les tâches d’édification nationale, les sketches-chorba, le barrage vert, le parti unique, l’impérialisme, la Concorde nationale, la main de l’étranger, les camps de la mort… ».

Puis, l’homme avait bu en silence. C’est à peine si l’écrivain l’entendit murmurer à lui-même : « Ils avaient donné un début et une fin à la légende. Ils savaient que les légendes ont toujours triomphé en vertu de la piètre mémoire des nations : les gens ne se rappellent pas leur histoire. Seulement les légendes. C’est pour ça que la légende est, en quelque sorte, plus vraie que l’Histoire. Donnez une légende aux gens du peuple et vous les entendrez aussitôt revendiquer leur part de Dieu et proclamer sacrilèges les jours sans pain, les fortunes sous le minaret, la fraude électorale, le commerce de la mémoire, la revente du patriotisme, les jours sans femmes, les femmes sans avenir et l’avenir sans les femmes ! Non, il fallait en finir avec les martyrs et toutes les légendes avant que le bon peuple ne s’y appuie pour réclamer un droit à l’existence. Un film sur Ben M’hidi fut aussitôt interdit. Avant, ce n’est pas encore l’Histoire ; après, ce n’est plus l’Histoire. Faites autre chose, des affaires par où passionnez-vous pour des occupations plus saines, les mots croisés, le football, c’est l’année de la Coupe du monde, ne l’oubliez pas…

2

L’écrivain avait regagné son domicile dans un tel état de perplexité qu’il jugea impératif d’entamer la rédaction d’un livre qui recenserait ses émois et rendrait justice à l’absurde. C’était l’année du pyjama et de la Coupe du monde, l’année qui précéda le chaos ou qui le suivit, on ne sait plus, l’année du 60e anniversaire de Novembre. L’ouvrage rencontra immédiatement un succès : les lecteurs s’étaient retrouvés dans un texte qui décrivait brillamment leur propre inexistence.

C’était l’année où l’on remplaça le nom des martyrs par celui des footballeurs. Ce fut, du reste, à l’occasion d’une rencontre de football au Loftus Versfeld Stadium de Pretoria, que quelques millions d’Américains entendirent parler de ce pays pour la première fois. « Algeria ? Vous voulez dire Nigeria ? (prononcer Naïgeria). Mais vous êtes blancs… Harry, viens voir des blancs d’Afrique ! ».  Jusque-là, les habitants de ce pays n’avaient pas place dans leur univers, dans la planète qu’ils dirigeaient en maîtres absolus, ou alors seulement comme une lointaine contrée mi- sauvage mi- exotique située entre la mer et le désert, « Sorry, j’ai oublié le nom du désert, mais on dit qu’il y a du pétrole dedans, n’est-il pas ? ». Oui, se répétait l’écrivain, quelle différence entre un Arabe mort et un Arabe sans existence ? Une existence, mais pourquoi faire ?, avaient rigolé les nouveaux maîtres. Tu n’es pas de ce bas monde. Tu n’as pas de nom, ni de visage, ni de mère. Tu es mort de la main de Meursault, dit-on. N’en crois rien. Tu étais déjà mort. Tu n’es pas de ce bas monde; attends d’être dans l’au-delà. Mais les chemins de l’au-delà passent aussi par nous, puisque nous sommes les plénipotentiaires de Dieu. Oui, pour toi, nous avons revêtu les habits de Dieu ! Les choses du ciel ne se discutent pas ? Alors, pour toi, nous gouvernerons avec les choses du ciel !

Loftus Versfeld Stadium de Pretoria, face à la nation qui domine le monde, sur la route qui mène à Soweto et aux ghettos de l’honneur, quand Steve Biko disait que « l’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur est l’esprit de l’opprimé », nous avons oublié Steve Biko, nous avons oublié Ben M’hidi, nous avons oublié Qassamen. « Par les foudres qui anéantissent, par les flots de sang pur et sans tache, par les drapeaux flottants qui flottent sur les hauts djebels orgueilleux et fiers ? », nous avons oublié Qassamen, mais eux, ont-ils oublié The Star-Spangled Banner ?

Meursault a tué l’Arabe et eux ont fait disparaître les martyrs. C’est alors que nous devînmes cette espèce de territoire farouche où l’on ne va jamais en vacances et réputé pour cette sale habitude qu’y ont les autochtones de vouloir s’entretuer ; bref, une nation inconnue, une rade perdue, un morceau de savane peuplé de créatures associables dont ne parle jamais CNN ou CBS News, sauf pour le classer, sans surprise, dans un panier lépreux, avec le Mali, la Somalie, le Yémen, la Mauritanie, l’Iran, le Soudan, la Syrie, l’Afghanistan, le Pakistan, une liste des 14 États dévoyés, accusés par Washington de « soutenir le terrorisme » et dont les ressortissants, relégués au rang de pestiférés, étaient soumis à des contrôles dégradants : « Déshabillez-vous ! »

Loftus Versfeld Stadium de Pretoria, sur la route qui mène à Soweto et aux ghettos de l’honneur, sur la route tachée du sang des rêves anciens, deux hymnes à la vie, celui que nous avons oublié, Qassamen, puisqu’il ne nous reste plus que le football. « Nous jurons nous être révoltés pour vivre ou pour mourir, et nous avons juré de mourir pour que vive l’Algérie ! Témoignez ! Témoignez ! Témoignez ! »

Et qui aurait témoigné cette année-là, si l’écrivain n’avait pas donné un nom à l’Arabe ?


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