Mohcine Belabbas : « Aujourd’hui, ce sont les services de sécurité qui importent les slogans des révolutions arabes »

belabes1

Quelle lecture faites-vous des manifestations de policiers à Ghardaïa et à Alger ?

D’abord, je pense qu’il s’agit d’un dérapage. Les policiers ont le droit d’avoir un syndicat et de s’organiser de façon à mettre la pression sur les autorités pour défendre leurs intérêts socioprofessionnels. Mais les revendications des policiers qui sont sortis dans la rue sont des revendications politiques. Un slogan tel que « Hamel, irhal ! (dégage !) » rappelle « Pouvoir dégage », « Bouteflika dégage ! » ou « Moubarak dégage ! ». Je pense qu’il y a eu manipulation. Je ne crois pas que les problèmes des Algériens soient des problèmes de personne. Que le directeur général de la Sûreté nationale s’appelle M. Hamel ou M. X, le problème est ailleurs. Dans ces manifestations, je n’ai pas vu de revendications sociales. Même quand ils disent « Dix mois, barakat ! (ça suffit !) », c’est une revendication politique parce que c’est une manière, pour eux, de dire que le pouvoir central a été incapable de régler le problème de Ghardaïa en dix mois. « Dix mois, barakat ! » ne renvoie pas automatiquement au fait que ces policiers interviennent pendant dix mois dans cette ville.

Donc il y a eu une manipulation des agents de la police ?

Je suis convaincu qu’il doit y avoir une manipulation. Certes, les policiers qui ont participé aux manifestations ont des problèmes. Travailler dans une institution, un service de sécurité ou une entreprise, sans discontinuité pendant dix mois, sans prendre des congés, pose effectivement problème. Mais est-ce qu’il fallait faire une marche dans la rue sans autorisation et sans préavis de grève ? Les policiers auraient pu mettre la pression sur leur direction en disant, par exemple, que « si notre problème n’est pas pris en charge, on ira faire un sit-in ou une marche ». Cela n’a pas été fait.

On a l’habitude de voir la police empêcher des manifestations de citoyens dans la rue parce qu’il n’y avait pas d’autorisation. Maintenant, ce sont les policiers qui sont sortis sans autorisation. Trouvez-vous normal qu’on demande, au sein d’un service de sécurité, le départ du premier responsable ? Est-ce normal que, demain, des militaires manifestent pour demander le départ de Gaïd Saleh ? Les services de sécurité ne fonctionnent pas de cette manière. Ce sont des précédents graves !

On peut demander le départ d’un directeur ou d’un P-DG d’entreprise. Pour les services de sécurité, il y a des prérogatives qui sont celles du chef de l’État. Ça n’appartient pas aux policiers ou aux militaires de choisir qui va partir et qui ne va pas partir. C’est pour ça que je dis qu’on est dans un combat politique. Des policiers ont décidé de sortir et de déserter leur lieu de travail dans une conjoncture très difficile. Et en plus, dans une wilaya comme Ghardaïa. J’insiste, c’est un dérapage qui peut mener très loin. Et pour cette manifestation, il est clair qu’il y a eu une préparation. Ce qui s’est passé la veille à Berriane a été simplement exploité par ceux qui voulaient, depuis longtemps, aller vers une manifestation publique.

Cela veut dire qu’il y a eu des défaillances au sein des services de sécurité ?

L’organisation d’une telle manifestation ne peut pas se faire dans la discrétion. Je dis qu’il y a une manipulation parce qu’il y a des renseignements généraux qui pouvaient avoir l’information à temps. Parce que nous sommes dans un pays où le DRS est présent partout et il pouvait avoir cette information. Donc, soit ces services l’ont eue et ils ont laissé faire, ce qui est dangereux. Soit ils ne l’ont pas eue et c’est encore plus grave. Réussir une manifestation suppose une préparation sérieuse pendant au moins quelques jours.

Qui est derrière cette manipulation ?

C’est très difficile de savoir qui manipule qui. Je ne peux vous le dire. Cela dit, on peut se poser des questions. Certains disent qu’il y a des policiers qui pensent qu’en 2014, il n’est pas normal qu’on leur impose un militaire à la tête de la DGSN alors qu’il y a des policiers qui ont fait leur carrière au sein de cette institution et qui ont été formés pour ça. D’autres estiment que le problème est dans les rumeurs qui sont sortis pendant un certain temps et qui faisaient état de la nomination de M. Hamel au poste de ministre de l’Intérieur. Mais nous sommes toujours au stade de la rumeur. Dans tous les cas, leurs slogans font penser qu’il y a une manipulation. Je suis sûr que le policier qui portait la pancarte « Hamel, irhal ! » n’a pas mesuré l’impact d’une telle initiative. Nous sommes en plein combat politique. Dans une conjoncture comme celle-ci, ce genre de slogans rappelle beaucoup de choses. Nous sommes dans un pays où le pouvoir passe son temps à dire que l’Algérie a connu sa révolution en 1988 et qu’elle ne va pas importer des révolutions. Aujourd’hui, ce sont les services de sécurité qui sont en train d’importer les slogans des révolutions arabes. Le mot « Irhal » pose problème. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a un malaise au sein de la police depuis 2011.

Á quoi est-il dû ce malaise ?

Les policiers sont avant tout des citoyens. Les problèmes du citoyen algérien sont des problèmes que vit aussi le policier. Je suis sûr qu’il y a des policiers qui ont des enfants qui sont sortis dans des manifestations. Ils sont concernés par la crise que vit actuellement le pays. Mais malgré tout, la police est un corps de sécurité. Ils sont astreints à une discipline. Il y a eu un mouvement de désobéissance ! Pourquoi ? Parce que des agents d’un service de sécurité manifestent sans annoncer à l’avance leur action. Parce ça s’est passé dans une wilaya où l’absence des services de sécurité, dans un certain nombre de communes en cette période de crise, pose problème.

Dans les émeutes et dans les affrontements, la police devient l’interlocuteur du citoyen. Est-ce qu’on lui fait jouer un rôle qui n’est pas le sien ?

C’est l’incapacité des dirigeants à trouver des solutions aux problèmes que vit le citoyen, à Ghardaïa et dans d’autres régions, qui font que la police n’intervient pas pour une affaire de 24 heures ou d’une semaine mais tout le temps ! Et c’est ce qui est dangereux. Il est normal que les élus locaux se cachent parce qu’ils occupent des fonctions administratives et sont rémunérés, sans pouvoirs. Á Ghardaïa et ailleurs, il s’agit d’un problème de vacance du pouvoir au sommet de l’État.

Quel impact aura ce genre de manifestation ?

L’impact dépendra des décisions qui seront prises durant cette semaine. Si on laisse faire ou si on fait comme si rien ne s’était passé, les choses vont déraper. S’il n’y a pas de décisions dans l’urgence, ça va se généraliser vers d’autres wilayas. Les policiers vont dire que la désobéissance rapporte et la contagion peut atteindre d’autres structures. Imaginez si jamais cette initiative se répande si tous les services de sécurité sortaient dans la rue et demandaient un syndicat ou le départ de Hamel. En 24 heures, plein de choses peuvent se passer dans un pays touché par le terrorisme, où le banditisme a pris des proportions alarmantes et où il y a une menace sérieuse au niveau des frontières. J’insiste : il faut prendre au sérieux ce problème.


Pour commenter nos articles, rendez-vous sur notre page Facebook,
en cliquant ici