« L’islamophobie sert à nous habituer à la discrimination »

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Dans son livre « Pour les musulmans* », paru à Paris début septembre 2014, Edwy Plenel, directeur de Mediapart, lance un cri d’alarme et appelle ses compatriotes à ne pas se laisser entraîner dans l’islamophobie. Il pose un constat argumenté sur les dérives des élites françaises. 

Un livre de solidarité et de fidélité à ses idéaux, Edwy Plenel nous rappelle que l’engagement-citoyen est une nécessité pour les humanistes.

Dans votre livre, vous analysez le processus qui a conduit au développement de l’islamophobie en France. Pourquoi la perception de l’islam est-elle si négative en France, dans un pays qui côtoie depuis des décennies la culture musulmane ?

Je ne suis pas certain qu’il faille tenir pour acquis cette perception négative au sein de la majorité du peuple de France. Tout au contraire, je crois qu’il connaît et accepte sa diversité foncière, d’origine, de culture ou de croyance tout simplement parce qu’il la vit, au quotidien, là où il travaille, là où il habite. En revanche, et c’est la cible de mon livre, il y a depuis trente ans la construction par en haut d’une « question musulmane » obsessionnelle dont nos élites gouvernantes sont les premiers responsables. En s’en prenant à la visibilité des musulmans de France, en les essentialisant par la négation de leur diversité, en les désignant en boucs émissaires des peurs et des inquiétudes françaises, elles n’ont cessé de pervertir la question sociale, de l’étouffer et de la reléguer. C’est le ressort des idéologies de discrimination : faire en sorte que les dominés, les opprimés et les exploités se fassent la guerre au nom de l’identité, de leur origine, de leur culture ou de leur croyance, de façon à ce que les oligarchies au pouvoir aient la paix pour prolonger leur règne, leur injustices et leur inégalités.

Y a-t-il un risque de dislocation de la société française sur cette question ?

Je m’interdis de prédire l’avenir, et m’en tiens au souci du présent. C’est-à-dire, là où je suis, en tant que journaliste et citoyen, l’urgence d’empêcher le pire, d’enrayer cet engrenage où l’islamophobie médiatique, politique ou intellectuelle sert à nous habituer à la discrimination. Dans cet apprentissage de l’indifférence, toutes les minorités sont à terme menacées. L’islamophobe cache l’antisémite lequel cache le négrophobe, l’homophobe ou le romanophobe… Nous sommes donc tous requis en tant qu’individus pour rompre le silence qui, depuis trop longtemps, entoure cette promotion obsessionnelle des musulmans de France en boucs émissaires de notre époque, comme ce fut le cas des juifs de France, il y a un siècle. C’est ce cercle infernal que j’ai voulu rompre en écrivant ce livre. Simplement tendre la main. Être en empathie avec l’humanité concrète, les hommes et les femmes qui subissent cette violence symbolique dont nous savons, en Europe, d’expérience historique douloureuse, qu’elle peut enfanter d’une violence réelle si nous n’y mettons pas un terme.

Voyez-vous un lien entre le rejet des musulmans de France et la radicalisation de certains d’entre eux ?

Mon « Pour les musulmans » est écrit en résonance à un article d’Emile Zola, publié dans Le Figaro en 1896, vingt mois avant son fameux « J’accuse !… » de l’Affaire Dreyfus, sous le titre Pour les juifs. Dans cet article de solidarité et d’alarme, Zola écrit ceci : « On finit par créer un danger, en criant chaque matin qu’il existe. À force de montrer au peuple un épouvantail, on crée le monstre réel ». Cette phrase est en écho avec notre présent. Tenter de comprendre ce qui peut amener à une dérive criminelle et totalitaire n’est pas l’excuser, ni la justifier. Mais c’est chercher les causes et c’est essentiel car réprimer les seuls effets risque de nous entraîner dans une guerre sans fin. De même que le soi-disant « État islamique » est le produit des déséquilibres et des violences enfantés par déjà trois guerres en Irak, si l’on compte aussi celle contre l’Iran, et surtout par la dernière, celle de l’invasion américaine de 2003, de même nos « djihadistes » ne naissent pas sans histoire ni causalité. Évidemment que le ressentiment accumulé par trop d’humiliation, de négation des enjeux démocratiques et sociaux, de relégation des quartiers populaires, etc., y a sa part. Oui, notre aveuglement crée aussi nos monstres.

Vous abordez la guerre d’Algérie, qui a en parti structuré l’imaginaire des français sur l’image de l’arabe. Est-ce que cela explique le rejet des musulmans français ? 

C’est plus largement la question coloniale qui est en jeu, ce passé toujours non soldé, ce fantôme qui hante encore l’imaginaire politique français. Mon livre est un appel à dénouer ce nœud et à assumer la France telle qu’elle est, telle qu’elle vit, telle qu’elle s’invente dans la diversité de son peuple issue de notre longue relation au monde dans la relation coloniale. Bref, à nous voir tels que nous sommes : une nation multiculturelle, une Amérique de l’Europe, un peuple fort de sa richesse culturelle, une nation qui ainsi serait plus apte à s’inscrire de façon dynamique dans un monde interdépendant. La crise française est un moment du long processus ouvert dans les années 1950 avec l’ébranlement des indépendances, du Tiers Monde, des nouvelles nations souveraines qui, désormais, réclament leur accès au banquet du monde. De deux choses l’une : ou bien la France se crispe en s’inventant une identité perdue, nécrosée, de repli et de peur, et dans ce cas elle va continuer à s’éclipser et à décliner ; ou bien la France s’assumera comme cette nation du Tout-Monde, faite d’identités en relation les unes aux autres, diverse de cultures, d’origines et de croyances, et dans ce cas elle pourra de nouveau s’inscrire pour le meilleur dans le souci du monde et des autres.

* « Pour les musulmans« ,  La Découverte, Paris, 2014, 130 p.


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