La chronique de Benchicou : la fausse bonne question d’Issad Rebrab

Issad Rebrab est considéré comme le plus important investisseur algérien, le plus connu en tout cas, sans doute le plus prospère et, indiscutablement, l’un des plus actifs.

Dans la dernière interview publiée par Tout sur l’Algérie (TSA), l’homme d’affaires explique, de façon anecdotique, les raisons de sa démission du Forum des entrepreneurs et se plaint de toutes sortes d’entraves dressées sur son chemin pour l’empêcher d’investir, le tout formulé par cette interrogation qui tient de l’émotion plus que de la raison : « Je suis en train de construire et de créer des emplois, pourquoi on me bloque ? »

Posée en ces termes, la question du patron de Cevital traduit non seulement tout le désarroi d’un patronat ligoté et empêché de se mouvoir, mais exprime surtout l’affolement des investisseurs algériens devant une politique économique antinationale qui perdure depuis l’arrivée de Bouteflika aux affaires. Les patrons algériens ne voient plus le bout du tunnel. Les chefs d’entreprises publiques non plus, tout comme les syndicats, les travailleurs…

Et s’ils ne voient pas le bout du tunnel, c’est sans doute parce qu’il n’y en a pas ! Du moins, pas tant que le clan Bouteflika demeure à la tête du pays.

Alors, quand Issad Rebrab se demande, innocemment, « Je suis en train de construire et de créer des emplois, pourquoi on me bloque ? », il jette sur la scène publique une question dont il a la réponse : la politique économique d’Abdelaziz Bouteflika ne repose pas sur une stratégie de gouvernance mais sur une stratégie de maintien au pouvoir. Les intérêts à brève, moyenne ou longue échéance sont sacrifiés au profit des alliances qui assurent le pouvoir à vie.

Voilà quinze ans que la stratégie économique du pouvoir est entièrement tournée vers la satisfaction des besoins de la mafia de l’informel et de la pègre pétrolière internationale.

C’est un choix politique.

En l’absence d’une idéologie susceptible de rassembler des partisans, les possibilités autoritaires du régime de Bouteflika ont donc toujours été limitées. C’est pourquoi Bouteflika est parti chercher ses soutiens auprès des barons de l’informel et de la pègre pétrolière. Chaque État qui désire diriger doit, en effet, avoir ce que Machiavel appelait des « amis » ou des soutiens politiques. Cela implique que tout État doit aussi, dans une certaine mesure, avoir ses favoris. Le choix consiste toujours à gouverner avec un groupe de partisans ou avec un autre. La Russie d’Eltsine et l’Algérie de Bouteflika ont fait le même choix. De quel côté Anatoli Tchoubaïs, l’homme fort sous Eltsine, s’est-il tourné en 1996 quand il a essayé de trouver des soutiens financiers pour Eltsine, qui voulait conserver la présidence face à la contestation de ce qui restait du Parti communiste ? Il ne s’est pas tourné vers des groupes bien organisés dont les intérêts auraient coïncidé avec le bien-être du pays, parce que de tels groupes n’existaient pas en Russie. Il a conclu un accord (prêts contre actions) avec les réseaux prédateurs-redistributeurs qui mettaient le pays en coupe réglée.

C’est le même chemin qu’a emprunté le président algérien. Bouteflika n’a pas opté pour l’Algérie qui travaille, même pas pour les patrons investisseurs avec qui le courant ne passe pas. Des gens qui pensent. Qui lisent. Et réfléchissent. Des gens qui ont des projets. Et qui peuvent, un jour, vous disputer le pouvoir. Au chap. 22, et avec la plus grande froideur, Machiavel parle des « cerveaux » et nous affirme qu’ils sont de trois types : « l’un comprend par lui-même, l’autre discerne ce qu’autrui comprend, le troisième ne comprend ni par lui-même, ni par autrui ». Bouteflika préfère ces derniers, ceux qui ne comprennent ni par eux-mêmes, ni par autrui. Il déteste ceux qui comprennent par eux-mêmes. C’est un peu pour ça que les patrons investisseurs seront disqualifiés au profit des barons de l’informel.

Comment M. Rebrab peut-il espérer investir dans un pays qui a abandonné l’investissement productif et ne vit que par et pour le pétrole ? N’est-ce pas le Forum des chefs d’entreprise (FCE) qui alertait l’opinion en ces termes : « Le déclin de la production industrielle est dû en très grande partie à la concurrence déloyale. Il traduit la part accaparée par les importations dans l’offre et celle prise par le marché informel dans la satisfaction de la demande ». Les achats à l’étranger ont, en effet, fait un bond spectaculaire entre le premier et le troisième mandat de Bouteflika, passant de moins de 10 milliards de dollars en 1999 à plus de 65 milliards de dollars en fin 2013, et ce, en dépit de la loi de finances complémentaire dont le pompeux objectif était de réduire les importations.

Selon l’experte américaine Debrah Harold, l’informel représente 50% de l’économie algérienne. Personne, dans les rangs du patronat, à commencer par M. Rebrab, n’ignore cela. Que de fois les syndicalistes de ce pays ont répété que, pour favoriser la bazardisation de l’économie algérienne et faire prospérer les barons de l’import, on est allé jusqu’à fermer des usines ? C’est le cas du secteur de la tomate industrielle qui emploie des dizaines de milliers de salariés et qu’on a fait taire pour pouvoir importer des tomates en conserve de Chine, de Turquie, d’Italie et même … d’Arabie Saoudite ! Nos officiers étaient-ils dans l’ignorance que la production nationale de camions avait été sabotée pour favoriser l’importation ? La société nationale de véhicules industriels (SNVI) qui produisait 40 000 camions, bus et minibus fabriqués à la fin des années 1980, n’en construisait plus que 6 500 en 2009. Entre-temps, l’importation à coups de dizaines de millions de dollars de camions et de bus a explosé. Il en est de même concernant le marché de l’automobile – le plus important d’Afrique après l’Afrique du Sud, avec 269 000 véhicules importés en 2009 – où l’on préfère importer plutôt que d’inciter les constructeurs à produire en Algérie parce que cela menacerait les intérêts du lobby des importateurs. Autre exemple de la puissance de ces barons de l’import, l’affaire du rond à béton et autres produits sidérurgiques destinés à la construction immobilière, qui a valu aux dirigeants de Sider un emprisonnement sans preuves parce que le plan de production de cette entreprise menaçait la mafia de l’acier.

La fausse bonne question d’Issad Rebrab pose, en fait, le problème de l’avenir du pays entre les mains d’un homme dont tout nous indique qu’il semble asservi à des groupes qui ont favorisé son avènement et qui contribuent fortement à le maintenir à la tête du pays. Il faut choisir : l’emploi ou les milliardaires trabendistes ! L’avenir, des prochaines générations, ou la pègre pétrolière internationale qui, elle, avait son homme au sein du gouvernement algérien : Chekib Khelil !

À force de bloquer la création d’emplois, nous avons fini par approcher la ligne rouge au-delà de laquelle le pire est envisageable : le chômage pourrait constituer l’une des causes principales d’un soulèvement généralisé. Il est invincible dans les conditions actuelles de l’action gouvernementale. Jusque-là, on a pu maquiller la gangrène par des subterfuges comme les faux emplois de l’Ansej et l’injection de l’argent en échange de la paix sociale. Des sommes faramineuses qui servent au ministère de la Solidarité nationale à créer des emplois temporaires. Pour le reste, on ne sait pas. Le troisième mandat s’est achevé sans que Bouteflika n’ait pu réaliser son ambitieux objectif de créer 3 millions d’emplois et ouvrir 200 000 petites et moyennes entreprises sur la période 2010 – 2014.

Or chaque année, la population en âge de travailler augmente de 3,4%, et parmi eux, 120 000 diplômés universitaires à la recherche d’un emploi. Pour réduire un tel chômage et absorber la demande additionnelle, il faudrait, nous dit le PNUD, un taux de croissance de 7% ! Une utopie ! En 2009, on observait une chute de 30% de la création d’entreprises et le Fonds monétaire international lui-même déplore que l’Algérie enregistre le taux le plus bas de création d’entreprises au niveau maghrébin : 30 entreprises créées pour 100 000 habitants contre plus de 300 au Maroc pour la même proportion d’habitants (Rapport du FMI cité par El Watan du 2 octobre 2009). « Il nous faudra plus de 30 ans, pour atteindre un million de PME et créer des postes d’emploi qui pourront ainsi diminuer le chômage », assure le président du Forum des chefs d’entreprise, ex-ministre de la PME, Réda Hamiani (El Watan). Autre indicateur : selon le président du FCE, sur les 1 200 milliards de dinars (12 milliards d’euros) de crédits à l’économie octroyés au secteur privé en 2008, 900 milliards (9 milliards d’euros) « sont consacrés à l’importation ».

La dernière information, datée du 28 mai, nous indique que ces lobbys sont plus puissants que l’État algérien lui-même : « Les nouvelles mesures du gouvernement pour mettre de l’ordre dans le secteur automobile sont bloquées par des lobbys de concessionnaires », nous dit TSA. Ce n’est pas nouveau : ces lobbys qui ont prospéré par l’accumulation des capitaux non déclarés, la spéculation, l’absence de transparence, la corruption, à l’ombre de Bouteflika, sont devenus des décideurs politiques, solidement installés dans les rouages du pouvoir, forts de cette soudaine capacité à promulguer des lois et à en bloquer d’autres. Ils ont, entre autres, empêché l’adoption de l’impôt sur la fortune, décriminalisé la corruption, et stérilisé jusqu’aux lois de la République qui venaient d’être votées, comme l’obligation de régler par chèque toute transaction d’un montant supérieur à 50 000 dinars ou la loi de finances complémentaire (LFC) destinée à réduire les importations. De quoi donc s’engraisserait la mafia de l’import, sinon des achats massifs à l’étranger ?

Aussi la fausse bonne question de M. Rebrab pose-t-elle l’urgence d’une nouvelle alliance patriotique qui impliquerait différentes catégories de la société civile, les syndicats, le patronat, les officiers de l’armée, des personnalités politiques, les associations de chômeurs, les étudiants…Cet arc salutaire pourrait rééquilibrer le rapport de forces et imposer de nouvelles perspectives au pays. Sans cela, la dérive du pays deviendrait irréversible.


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